Médecine : un grand tabou reste à lever

Etre médecin peut nuire à votre santé. Vous l’ignoriez ? Allons, pas de faux-semblants ! Avérée, la souffrance au travail des praticiens reste un sujet tabou. L’omerta est la règle, en dépit des ravages provoqués par des situations d’épuisement, de troubles d’adaptation ou affectifs, d’addictions…
Autant de causes de détresse personnelle pour les médecins
Autant de pièges, aussi, pour la qualité des soins et pour les dépenses de santé.
ET VOUS, DOCTEUR, qui prend soin de vous ? Quand l’usure de l’âme guette, rares sont les toubibs à le dire. Crainte du jugement. Peur du placard. Honte inavouable.
En France plus qu’ailleurs, le tabou pèse de tout son poids. Y compris dans les hôpitaux, où le médecin, pourtant, travaille en équipe.
«L’omerta est complète, et le suivi par la médecine du travail, inexistant, par peur d’être catalogué d’insuffisance professionnelle. Les médecins préfèrent se sacrifier au plan physique et psychologique plutôt que d’admettre qu’ils sont mangés, au sens figuré, par un cancer intérieur», constate le Dr Abdelhafid Talha, chirurgien au CHU d’Angers.
Tous les deux ans se tient dans un pays différent la Conférence internationale sur la santé des médecins. Et, chaque fois, la France brille par son absence. Un signe parmi d’autres que le sujet y préoccupe peu, alors que les médecins ne sont pas en meilleure forme qu’ailleurs – pour preuve, ces études sur le taux de suicides élevé dans la profession médicale. Autre indice : un quart des médecins prennent des psychotropes. Tout ne va pas pour le mieux dans la tête des médecins…
Le Dr Talha, avec d’autres, se bat pour crever le tabou. «L’impact sur la qualité des soins et sur l’économie est important, argumente le chirurgien angevin. On a tous connu d’authentiques patrons de service qui pètent les plombs, mais à qui on ne peut rien dire.
Quand un service souffre d’une mauvaise ambiance, l’hôpital, trop souvent, embauche un médecin. Plutôt que d’injecter du sang neuf, mieux vaudrait régler le problème à la base. Un PH, c’est 100000 euros par an: une somme qui permettrait de financer bien d’autres solutions.»

Alors que la France persiste à nier le problème, d’autres pays l’affrontent et assistent les médecins en souffrance. C’est le cas du Québec, qui a lancé un programme d’aide aux médecins dès 1990 (www.pamq.org). Les résultats sont encourageants, et les autorités sanitaires françaises songent à s’en inspirer :
Le Dr Talha a invité la directrice de ce programme lors d’un récent colloque Convergence santé hôpital, organisé à Poitiers en septembre), pour qu’elle présente son expérience. «On a débuté en accompagnant des cas isolés, mais, depuis 2000, la demande d’aide est généralisée, décomplexée: on observe un épuisement collectif dû à l’alourdissement de la charge de travail», raconte le Dr Anne Magnan.

Au Québec, 1 médecin sur 50 s’est manifesté. Le programme québécois, animé par des médecins-conseils et des psychologues, répond sept jour sur sept à tous les problèmes personnels et professionnels que les médecins peuvent rencontrer. Confidentialité et anonymat sont les clés de son succès. En 2006, 400 toubibs ont frappé à la porte du PAMQ (programme d’aide aux médecins du Québec) – soit 1 médecin québécois sur 50. Les problématiques sont très variées : épuisement professionnel, dépression, alcool, drogue, médicaments, jeu pathologique, sexualité, stress financier, deuil, problèmes conjugaux, harcèlement…
Qu’il y réponde par un isolement, une agressivité, ou une hyperactivité, le médecin fait fausse route. Le PAMQ l’aide à reprendre pied, en identifiant un traitement approprié, et en lui prêtant assistance lorsque s’impose une réinsertion professionnelle.
Dix-sept années après son lancement, l’évaluation du programme québécois est positive : 3 médecins sur 4 jugent le service rendu excellent, et 57 % d’entre eux ont vu leur situation s’améliorer.
Ciblés par des campagnes de sensibilisation, les toubibs bien dans leurs baskets sont invités à ne pas faire l’autruche. «Il est vital, peut-on régulièrement lire dans la presse médicale québécoise, de savoir reconnaître, chez soi ou chez un collègue, les signes d’épuisement, de trouble d’adaptation, de problème de santé mentale, de trouble affectif, de consommation inappropriée ou abusive d’une substance.»
Ou encore : «La santé des autres dépend de la nôtre.» Avec de tels messages répétés comme autant de vérités, les mentalités, lentement, évoluent.
Et la santé des médecins s’améliore.
Pour la directrice du PAMQ, il est urgent que la France se saisisse du problème. «Mais pour qu’un médecin accepte de se faire soigner, met-elle en garde, il est impératif qu’il puisse recevoir des soins sans que cela soit su par toute la communauté médicale. S’il a besoin d’un psychiatre, par exemple, celui-ci doit être indépendant, et ne doit pas être délégué par le directeur d’hôpital.»
«On manque de confiance par rapport au secret médical, confirme le Dr Abdelhafid Talha. Le Centre national de gestion va gérer nos carrières: c’est un premier pas, mais je pense qu’il faut aller plus loin et mettre en place une structure indépendante comme au Québec pour mener une politique réellement efficace.»

Paroles de médecins déprimés

Voici trois témoignages de praticiens québécois en souffrance, extraits de l’ouvrage intitulé « la Détresse des médecins : un appel au changement », publié aux Presses de l’Université Laval (www.pulaval.com).
• «Notre souffrance est relative par rapport à celle de nos patients. Eux, c’est leur vie qui est menacée, nous c’est une souffrance psychologique. C’est pour ça que l’on va se taire, on ne va pas se plaindre.»
• «C’est le super docteur qui est toujours en forme, qui voit 45 patients, qui n’a pas le droit d’être malade. Moi, j’ai fait de la clinique sans rendez-vous, j’étais plus malade que la plupart de mes patients, mais ça tu ne l’avoues pas.»
• «Je me sens coupable de ne pas être à l’hôpital et, quand je suis là , je me sens coupable de ne pas être avec mes enfants. Combien de fois je me suis entendu dire: “Maman, tu viens toujours me chercher en dernier…”».

Le CNG va faire un diagnostic

La gestion des carrières des médecins hospitaliers relève depuis peu du CNG, le Centre national de gestion, structure indépendante du ministère de la Santé dirigée par Danièle Toupillier. Détecter les médecins en souffrance et leur apporter de l’aide fait partie des missions du CNG, qui compte rapidement se mettre à l’oeuvre.
Les conditions de travail, en particulier, seront passées au crible par le Comité consultatif national paritaire des praticiens hospitaliers. «Nous allons faire un diagnostic de la situation avec des statisticiens démographes, puis nous chercherons un traitement pour y faire face», explique Danièle Toupillier.
«Etant entendu, précise-t-elle toutefois,que les évolutions statutaires ne dépendent pas du CNG, mais du ministère de la Santé.»
Les travaux à venir du CNG sont-ils la preuve que la médecine du travail ne remplit pas sa mission ? «Les PH ont des problématiques particulières. Beaucoup n’y recourent pas car ils ont besoin d’être pris en charge par une structure spécifique», répond diplomatiquement Danièle Toupillier. L’expérience du Québec est-elle transposable à la France ? Cela n’est pas exclu : «L’expérience québécoise est intéressante. Nous allons l’étudier de près pour voir quels enseignements en tirer au plan national», conclut la directrice du CNG.
Le Quotidien du Médecin du : 08/11/2007

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