La concierge est dans l’escalier- Avril 2019

C’est par cet écriteau laconique qu’on apprenait au siècle dernier que la concierge ne répondrait pas si on toquait à sa porte vitrée.

Se devant par contrat  à une présence diurne permanente, elle prévenait de la raison de son absence, à savoir la distribution de courrier dans les étages.

Si la concierge est dans l’escalier, c’est qu’elle ne va pas tarder à redescendre. Le message est censé apaiser l’impatient.

Pour certains d’entre nous, c’est notre psychisme qui est ailleurs… dans l’escalier pour reprendre l’anecdote.

Il ne va pas tarder à redescendre, et pas tarder non plus à remonter d’ailleurs.

En haut, en bas… En haut, en bas… Présent, absent, ici ou là.

Avec une fréquence  ou une amplitude variable.

Comme si nous avions en nous deux parties (la loge et l’escalier !) finalement disjointes, dissociées.

Deux pôles, en fait, qu’on habiterait successivement.

Peut-on imaginer que l’on parle ainsi de ce que notre époque appelle  la bipolarité ?

Vivre une vie bipolaire, consiste sans doute à mettre en œuvre une dissociation.

Le mot semble technique, mais ne fait que désigner une séparation des contenus de la conscience. La concierge ne peut pas être à la fois dans sa loge et dans l’escalier.

Cette coupure, cette mise à l’écart qui semble trancher de le vif de l’âme a vraisemblablement une motivation protectrice : si quelque chose est insupportable –à vivre, à penser, à ressentir –alors on va s’en échapper, fût-ce à l’intérieur de soi.

Sans quitter la maison, on changera de pièce. Sans quitter l’immeuble, on montera dans l’escalier.

Trois sources théoriques peuvent nous éclairer sur cet invivable, impensable ou innommable  qui nous pousse vers la dissociation et, à terme, vers l’alternance bipolaire.

1°) Le psychotraumatisme, car la souffrance provoquée par l’événement traumatique est telle qu’il nous faut la repousser, la piéger – hélas en vain !—dans l’amnésie. Et l’exploration systématique de psychotraumatismes  en confirme la fréquence chez les personnes  atteintes de ce trouble.

2°) Le sentiment parasite, appelé aussi  racket que l’analyse transactionnelle décrit comme la substitution d’une émotion  (interdite) par une autre ( autorisée). Au lieu de ressentir une légitime colère, c’est la tristesse qui va serrer la gorge. Toutes les ressources de l’émotion adéquate sont donc hors de portée, et il faudra au contraire porter le poids ( psychique, émotionnel et physique) d’un sentiment décalé, en porte à faux. Incapable, du coup, de faire face à l’ici et maintenant, nous voilà confrontés  avec ce qui se passait autrefois et ailleurs. Au point de ressentir une impression angoissante d’étrangeté, d’inadaptation au autres, voire au monde.

3°) C’est la psychanalyse qui nous éclaire sur une troisième source de perturbation de notre « je », parti voir dans l’escalier si par hasard il ne serait pas resté dans la loge. C’est la projection : l’autre est un écran sur lequel on projette (oui, comme un projecteur de cinéma) ses propres affects, croyances et réactions. On a l’impression d’être en contact avec un autre

 (qu’il soit « accueillant » ou « hostile », même alternativement) mais en fait n’est ressentie que  l’implacable solitude de celui qui ne peut s’ouvrir à l’autre.

 L’identification projective redonde le dysfonctionnement, en l’inversant : on croit  découvrir en soi ce que l’on croit soupçonner chez l’autre. Bref, dans ce jeu d’ombres et de lumière, on ne sait plus qui est qui, qui pense quoi, qui ressent quoi. Au bout de la perte de cette relation, l’être est si seul qu’il ne peut que se construire une illusion de contact. Et ne peut jamais se sentir unifié, réunifié par le risque de l’altérité.

Il existe bien sûr d’autres explications théoriques ou empiriques capable d’approcher la dissociation et la bipolarité. Ces trois là ont en commun un avantage important.

Elles débouchent sur des traitements et des conduites à tenir précises, confirmées, et basées sur des protocoles validés.

C’est sur ce genre d’approches que l’on peut fonder de solides espoirs d’amélioration.

Non, les souffrances ne sont pas toujours incurables.

Oui, la concierge peut monter dans l’escalier et en redescendre quelques minutes après.

Elle aura laissé un écriteau simple que tout le monde aura compris.

Christophe Marx

Avril 2019

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