Par Jacques Roques, psychanalyste et psychothérapeute.
La célèbre conclusion de Descartes : « Cogito ergo sum » repose sur un tour de passe-passe sémantique. Elle résulte de la condensation de deux niveaux inconciliables de pensée. C’est à proprement parler une ellipse qui a la même structure logique, sans en avoir l’air, qu’un paradoxe.
L’analyse des paradoxes révèle l’existence de deux niveaux sémantiques de communication (cf. Les travaux de P. Watzlawick entre autres à ce sujet).
Prenons un exemple célèbre : « Je mens ».
Je mens condense, ici, deux niveaux différents appelés : « classe ».
– 1ère Classe : niveau de l’énoncé – Je mens signifie que je ne dis pas la vérité.
– 2ème Classe : niveau de l’énonciation – Je mens se présente comme un aveu donc comme une vérité.
La collusion des deux niveaux en une seule proposition a pour effet de la rendre insoluble.
Il en va de même pour « je pense donc je suis ».
1ère Classe : « je pense », « je suis » constituent un premier niveau de conscience intuitive immédiate. Il peut en être de même si « je pense donc je suis » est une simple écholalie, une ritournelle, une perception de premier degré, intuitive, pour laquelle d’ailleurs le « donc » pourrait être supprimé, car la perception d’être simplement par le seul fait de penser n’est pas, dans ce cas, une déduction.
2ème classe : « je pense donc je suis » prouve l’existence d’un niveau de conscience réflexive. Le « donc » prend alors toute sa signification. Dans ce cas l’abus de sens est évident. « Je pense » et « je suis » ici, n’ont pas le même statut que dans la classe précédente. Ils n’en sont que des représentants réflexifs que lie de surcroît la conjonction de coordination « donc ».
Penser et être sont ici dans un après-coup où penser et être sont tenus d’abord pour acquis, re-présentés ensuite et enfin reliés ensemble. Pour être sémantiquement correct, il aurait fallu écrire «je pense (ou plutôt je perçois) que je pense donc je pense que je suis » ce qui on en conviendra enlève singulièrement de la force à l’aphorisme du cogito».
Il est d’ailleurs assez piquant de renverser une ou l’autre des (ou les deux) propositions: « je ne pense pas donc je suis » ou « je pense donc je ne suis pas » ou encore « je ne pense pas donc je ne suis pas ». Indépendamment de l’absurdité de telles formulations, l’usage du « ne » fait apparaître nettement des paradoxes et donc les classes de l’énoncé et de l’énonciation.
La construction de Descartes, si on lui prête une valeur déductive, consiste comme dans le cas d’un paradoxe à présenter en un tout condensé deux niveaux sémantiques inconciliables parce que disjoints. De ce fait la proposition est indécidable et bien entendu dépourvue de toute valeur probante supplémentaire. En effet, le cogito est présenté sous la forme d’une preuve : « la preuve que je suis est apportée par le fait que je pense ». Or à supposer que ce soit quand même dans ce cas, une démonstration solide malgré l’existence de deux classes structurelles constitutives disjointes (bien que condensées en une seule et même expression), elle est parfaitement superflue. Elle n’apporte rien de plus à l’affirmation : « je suis » car pour affirmer être, il faut bien être (encore les deux classes, mais ici en redondance. Si on avait écrit « je ne suis pas » au sens voisin de « je n’existe pas », ces deux classes en opposition généraient un paradoxe).
Entre un « je suis ce que je suis » désabusé ou un messianique « je suis celui qui est » ou encore un « je suis parce que je suis », les tautologies sous leur différentes formes malgré d’intéressantes variations de signifié, n’apportent, non plus, aucune preuve ni certitude supplémentaires, à vrai dire non nécessaires.
L’embarras des philosophes et des penseurs a été de vouloir à tout prix résoudre une sorte de quadrature du cercle, à savoir d’apporter de la certitude dans le champ de la raison, disons de la logique. Or, la raison est-elle fondamentalement, en totalité, séparable du doute et de l’incertitude ?
La raison n’est pas un objet. Elle est mouvement d’objets. La validité de la logique ne saurait être déduite de celle de ses applications toujours soumises, elles, aux limites de la vérification empirique. Est-elle prouvable ? Ne relève t-elle pas de l’axiomatique ? 1-
En effet, la preuve intellectuelle absolue de la validité de la logique ne peut être ni apportée par la logique (on ne saurait être juge et parti), ni, a fortiori, par quelque chose de non-logique. Un espace non-logique soit ne démontre rien, soit ne saurait démontrer la valeur de l’espace logique qu’illogiquement, par définition.
Or cette démonstration, si elle existait, deviendrait de ce seul fait, logique ce qui est contraire à la définition et donc illogique…etc. Tout ceci étant logique, nous laisse dans l’incertitude et ne démontre rien si ce n’est, peut-être, l’indémontrabilité de notre entreprise. C.Q.F.D.
L’existence d’un monde extérieur identique à ce que nous en percevons n’est pas non plus très assurée. Rien ne garantit de la conformité du perçu et du réel, non plus que de celle du perçu dont nous nous entretenons entre nous les hommes malgré un espace culturel apparemment commun, non plus que de l’existence même d’une réalité en soi ou d’une illusion définissable.
Toutes les représentations que nous en avons proviennent, en dernière analyse, de notre perception et de nos sensations. Comment apporter, dans ces conditions, une preuve qui ne passe pas par les mêmes canaux ? A supposer que l’on en inventât une, l’on ne ferait que repousser notre recherche d’un cran jusqu’à buter à nouveau sur l’axiomatique matricielle du « UN »2
Le doute est-il paradoxalement la seule certitude qui soit véritablement offerte à l’homme ? Rappelons que c’est à partir d’un doute systématique, « hyperbolique », que Descartes aboutit au Cogito, puis à l’idée d’une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser et de là enfin à l’idée d’une âme distincte du corps. Le raisonnement ne doit pas faire illusion. Pour les mêmes raisons analytiques que celles que j’ai déjà avancées et qui pourraient être reprises ici, la démarche appartient plus à l’intuition qu’à la déduction dont elle prend le masque. Mais elle est intéressante par elle-même.
Elle part du doute pour aboutir à la certitude en même temps qu’elle part de la raison pour aboutir à la profession de foi. Affirmer « je pense donc je suis » ou plus simplement « je suis » ou encore « mon âme est distincte du corps et immortelle » est du même niveau intuitif. Qu’en conclure, sinon que la certitude absolue ne peut appartenir qu’à la foi dont l’intuition relève ; pour le meilleur et pour le pire ?
Plutôt que de tenter d’impossibles démonstrations, ne conviendrait-il pas mieux d’essayer de définir les limites du champ conceptuel ?
Les bornes humaines, sous le masque rassurant d’une concrétude familière, sont finalement constituées par d’indépassables et invisibles axiomes. L’être, le monde extérieur, la réalité, notre logique, nos doutes sont si tangibles au quotidien.
Conceptualisés, on ne saurait les démontrer car la pensée ouvre toujours la porte à un paradoxe et nous conduit à des expressions qui ne valent que par la foi dans lesquelles on les tient. L’homme est bien obligé de s’en accorder. Pourtant, pris tous ensembles ces concepts, ou ces réalités comme on veut, dessinent un réseau pertinent, un territoire dont les frontières par-delà le paradoxe semblent conduire au chaos.
1- Un postulat, par définition, ne se démontre pas, il se vérifie ou ne se vérifie pas.
2- « Tout naît de Un » dit Hermès Trimégiste
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