Dr Christophe Marx
Résumé de l’atelier proposé au XXVIII° congrès de l‘IFAT à Lyon en novembre 2007
Autonomie ou Indépendance ? La croissance en question
Lorsqu’ un jeune homme ( ou une jeune femme ! admettons une fois pour toute que le choix d’un genre n’est pas porteur d’idéologie, mais qu’il reflète la difficulté grammaticale de les signifier tous les deux à la fois ) annonce fièrement qu’il est indépendant, il veut souvent dire qu’il habite seul.
Une enquête aussi brève que discrète, permet parfois de découvrir les « coulisses de l’indépendance » :
– ses parents continuent de payer son loyer ( ou même, sa chambre se trouve à quelques mètres de l’appartement familial !)
– Passé un certain âge, il bénéficie éventuellement d’aides, allocations et autres facilités.
– Son linge est souvent rapporté hebdomadairement au foyer d’origine pour y être dûment lavé par la machine familiale
– Les notions de « taxe d’habitation », ou de « charges locatives » sont souvent ignorées, jusqu’à leur signification.
Bref, on aura compris que cette relative distance n’a rien d’une autonomie.
Si un navire remorque une barque et que les marins de la barque cisaillent le câble qui les relie, ils seront certes indépendants : mais ils ne seront pas autonomes.
Autonomie : capacité à décider de ses propres normes. S’oppose à hétéronomie.
Eric Berne donne une jolie définition de l’autonomie : aptitude à la conscience, la spontanéité et l’intimité.
Je dirais que cette phrase décrit plutôt les conséquences de l’autonomie, mais n’en décrit ni l’histoire naturelle, ni la source, ni son rapport avec la croissance.
Notre époque, confrontée à la déroute des limites, invoque en vrac :
– la liberté
– l’autonomie
– l’indépendance
– la juste autorité
– le déclin des pères
Dans ce brouhaha théorique, et faute de repères dont la déconstruction méthodique a fini par porter ses fruits, l’analyse transactionnelle déniche néanmoins UNE limite.
Difficilement franchissable sans thérapie, certes, mais finalement capable de structurer la personnalité.
Carapace ou colonne vertébrale ( dans le meilleur des cas) elle rigidifie le corps, lui interdit certains mouvement –sauf pour d’habiles contorsionnistes, et encore.
Mais elle lui permet de tenir debout, tant bien que mal.
Cette limite, c’est le P1, le Parent dans l’Enfant, l’introjection au plus intime des conséquences de la limitation de papa et de maman. ( Si on réagit comme eux, alors on a stocké le matériel dans le P2 : c’est plus facile à reconnaître, voire à changer…)
L’enfant qui découvre, parfois très tôt, que sa mère ne tolère pas l’expression de la colère, va très vite trouver un moyen ( a way of coping) de faire avec : il va méconnaître sa propre colère, et s’arranger pour qu’elle ne naisse pas chez les autres.
Une vie de galérien, en fait : enchaîné, contrôlé…
Le confort, le vrai, c’est de recevoir des bonnes limites de l’extérieur, émanant d’une personne non symbiotique ( en général, cela exclut la mère –avant de bondir, remarquez le « en général » ), concernée, engagée, bienveillante.
Le plus compliqué est de trouver une telle personne, qui de surcroît s’applique à lui-même la loi qu’il prescrit.
Les ravages du « Fais ce que je dis, mais pas ce que je fais » peuvent durer toute une vie, et imprégner le Scénario durablement.
L’idéal serait de recevoir ces limites de la part d’une personne qui, ce faisant, nous nomme dans notre identité et notre cheminement. Une personne qui puisse être bien située( et donc nous situer), sans se prétendre être à l’origine de notre vie –car sinon c’en serait fini de la possibilité d’être sujet.
Aurais-je décrit un père symbolique ? Il faudra l’envisager, et mesurer l’écart avec le géniteur. A quel prix séparer les deux ? Une chose est sûre : en banalisant cette séparation des rôles, les conseilleurs théoriques ne sont pas les payeurs de vie gâchée.
Abondance de pères peut aussi nuire.
Qui va contrôler les contrôleurs ?
La question, faussement tautologique, a excité la sagacité des peuples depuis des siècles.
Il est possible de la décliner : qui va protéger les protecteurs ? Qui va permettre aux donneurs de permission ?
Réclamer de bonnes limites, saines et structurantes est bel et bon.
Mais qui va décider que ces limites sont bonnes ? A quelle échelle de valeur allons-nous nous référer ?
Faisons un bref retour en arrière : Avant 1968, les réponses étaient claires et peu nombreuses :
– La tradition sociale du groupe dans laquelle on se trouve ( bienséance, politesse : « ça ne se fait pas ! » était alors une réponse acceptable)
– La religion : il suffisait de suivre les préceptes des Grands Livres.
– La Loi, qui ne faisait que suivre ou appliquer une autre loi, sociologique , du respect de la liberté des autres et de préservation de la paix sociale.
Mais la chape de plomb commençait à peser. On demanda raison de tous ces blocages, freins, et interdits.
Mai 68 vint.
Pas seulement en France. Ce fut l’explosion et la passion pour le NO LIMIT .
On demanda au Nouvel Age de nous introduire dans un univers de paix et d’amour.
Mais certains indices annonciateurs furent négligés :
• Chassez la violence par la porte, elle revient par la fenêtre. Le monde fusionnel promis se révéla incapable de contenir la violence fondamentale, inscrite au fond de chacun. Elle eut ainsi le champ libre : les enjeux autour de l’argent, de la colère accumulée et du sexe finirent par avoir raison du calme utérin désigné un peu vite comme un paradis à portée de main.
• Pour tracer sa route, chacun a besoin de phares et de balises. La trajectoire reste libre. On peut être d’accord pour récuser les rails, trop contraignants. Mais le chemin, dans un monde où tout se vaut ( lieux, moments, partenaires, valeurs…) est condamné à être erratique. Comme un marin, nous avons besoin d’avoir un œil sur le sextant et les jumelles ( références et repères fiables ), et aussi une main sur la barre ( notre conscience, chance ultime et inaliénable laissée à tous d’être sujet de sa vie). Cette liberté était prônée par certains –même si leur voix était assourdie par le paravent sournois d’une religiosité décadente.
Il resta de ces questions existentielles, un humus sur lequel prospéra la psychologie humaniste, adepte de l’épanouissement individuel, des permissions pour s’occuper de soi, et de la révolte contre tous les oppresseurs et les frustrations qu’ils imposent.
Le soulagement fut grand, la fête fut belle. Il n’y a rien à regretter.
Mais la nouvelle norme, qui se mit à régir toutes les autres, fut celle du bien-être personnel.
Le confort se mit à prendre le pas sur le sens donné.
Les pères ( qu’ils soient hommes ou femmes ) furent efficacement récusés par les mères ( hommes ou femmes) qui trouvaient que les règles étaient trop dures, ou imposées trop brutalement…
On se mit à demander aux enfants de deux ans s’ils préféraient un yaourt à la fraise ou à la framboise. On crut à un choix quand le bambin tendit vaguement la main vers l’un des deux pots. On voulut « le meilleur et sans délai ».
On oublia que cette maxime, acceptable dans certains cas, menait à une catastrophe lorsqu’elle était érigée comme un horizon promis à chacun.
Cette catastrophe, elle se nomme barbarie.
Ni plus, ni moins.
Bienheureuses différences
La différence permet le contact :
« Le contact, c’est l’appréciation des différences » F. Perls.
Sans différence, c’est la fusion indifférenciante, lieu de toutes les violences.
L’appropriation des autres viole l’interdit qui dépasse tous les autres : celui de manger l’autre.
D’où sans doute la nécessité de se méfier des courants ( comme on dirait du Gulf Stream ou du Labrador, puissantes lames de fond, invisibles et décisives, pour le bon comme pour le mauvais) qui visent à gommer les différences :
– La différence des générations, et les situations incestueuses ou incestuelles.
– La différence des sexes, réduite à la différence des genres.
– La différence des êtres, qui, sous prétexte qu’ils ont des points communs, seraient regroupables suivant leur « nature », au mépris de l’unicité de leurs personnes ;
Prenons un exemple parmi un mythe fondateur : la Genèse.
La divinité crée l’humanité mâle et femelle.
Le mot Homme n’interviendra que lorsqu’il sera en face d’une Femme.
Il leur est donné toute ressource nécessaire pour une vie bonne. Assorties d’une protection toutefois, l’interdit de manger l’autre, de le « connaître », de le posséder, de se l’approprier. Car alors, il n’y aurait plus de relation, et le sujet devenu solitaire, disparaîtrait.
L’histoire raconte les mésaventures de ceux qui ont transgressé l’interdit.
Avec les conséquences que l’on sait.
( Cf. Marie Balmary, ‘ La divine origine » Grasset)
Conclusion en forme de vignette clinique
Il existe un bon narcissisme : celui dont l’enfant a besoin pour construire l’estime de lui-même, se faire confiance et faire confiance aux autres.
Il existe un mauvais narcissisme : excessif, décalé dans le temps chronologique, et dont l’autocentration exclut l’ouverture à l’altérité, la découverte du monde, la richesse paradoxale de la vulnérabilité, l’attente exaltée d’un absolu.
Certains patients commencent leur psychothérapie avec un déficit narcissique ;
Le thérapeute inclut donc dans son plan thérapeutique leur renarcissisation.
« Tu as le droit d’être toi-même, d’être important, de répondre à tes besoins, de te faire passer en premier… »
L’efficacité de la démarche ne se fait pas attendre : la personne va mieux.
Mais chez certains, une bascule va intervenir.
Tout le bon narcissisme ainsi développé, va brusquement basculer au service du mauvais : le « moi d’abord ! », toléré comme une étape de croissance devient le seul credo.
L’accès à la différence ( des générations ou des sexes) se barre, sous des alibis théoriques reconstruits après-coup.
La thérapie est interrompue pour cause de bien-être.
Le thérapeute repère bien le piège fallacieux, auquel il a participé avec les meilleures intentions du monde ;
Et, avant d’ouvrir la porte au client suivant, il médite un instant sur les limites de son métier.
Des limites qui le laissent parfois gros jean comme devant.
Aucun commentaire