Fiston me demande une explication sur cette expression.
Où l’a-t-il entendue ?
– Sur France Culture, une émission sur la psychanalyse. J’ai presque tout compris, mais ce mot là, je n’ai pas percuté.
– Tu veux dire que tu ne l’as pas compris ?
– Mais oui, papa ! Arrête de faire le professeur moisi. Même quand tu étais enfant, c’était une expression que ton grand-père utilisait déjà ! Bon, tu m’expliques maintenant, au lieu de vouloir me faire parler comme toi ? Alors, fixé déjà, ca veut dire quoi ?
Fiston n’a pas tort, ma remarque faussement objective était plus que maladroite. Alors je m’exécute aussitôt.
– Quand un événement se passe bien, on n’en garde pas mémoire, sauf s’il est exceptionnel. Tu ne te souviens pas de toutes les fois où je suis venu te chercher à l’heure à l’école. Mais l’unique fois où je n’ai pas pu être à l’heure, et que tu as dû rester seul avec ta maîtresse en attendant que j’arrive, tu t’en souviens encore !
– Pour sûr, Papa, quelle angoisse ! Je me souviens, je te guettais à la fenêtre, je comptais les voitures, je me disais « il sera là dans une minute », mais les minutes passaient, et tu n’étais jamais là…
– Tu vois c’est arrivé une fois.. et
– Une fois de trop, m’interrompt-il la voix cassée.
– D’accord, Fiston, mais tu te souviens de cette fois là, et pas des centaines de fois où j’ai été à l’heure. Imagine, qu’au lieu d’une fois, cela se soit passé des dizaines de fois, ton programme « Papa vient me chercher à l’heure quand j’ai besoin de lui » serait sérieusement abîmé. Ta confiance, ton insouciance d’enfant s’envolerait à tire d’aile, et ces traumatismes répétés auraient du mal à « passer », comme on dit que quelque chose ne passe pas, en désignant sa gorge pour montrer qu’on ne peut pas l’avaler. On peut dire qu’une partie de ta personnalité est ligotée à ce mauvais souvenir, qu’elle y est fixée, au point de ne pouvoir s’en détacher, ni même l’oublier.
– D’accord, concède Fiston qui s’est calmé. Mon copain Boris, qui passe son temps à pleurnicher, à se plaindre de la vie, de ses parents, des profs et des frites de la cantine qui sont trop molles, il est resté fixé à 4 ans alors… 4 ans de morosité amère !
– Si tu veux, c’est un peu cela. Toute sa vie, à moins qu’il n’arrive à réparer, seul ou avec de l’aide, il risque de répéter cette attitude, de passivité rageuse.
– J’ai compris. Et le stade oral, alors c’est quoi ?
– Freud a repéré que, dans la vie, nous passions par des étapes au cours desquelles certaines choses étaient plus importantes que d’autres. Le stade oral, désigne le moment où, le bébé, de la naissance à 18 mois environ, entre en contact avec l’extérieur par sa bouche : il apaise un besoin alimentaire, il prend du plaisir à suçoter, à téter… Il entre ainsi en relation intense avec sa mère et tous les objets qu’il porte à sa bouche. L’enfant sort de ce stade, dès qu’il peut parler : avec sa bouche, justement !
– Attends, je ne vois pas les grandes personnes porter les objets à leur bouche, comme les bébés !
– Regarde bien, tu en verras plus que tu ne l’imagines: les fumeurs et les gros mangeurs abordent le monde eux aussi avec leur bouche. En fait, le stade oral se manifeste chaque fois qu’il est question « d’avoir », de combler un besoin physiologique ou relationnel, comme l’amour ou l’affection. Quand on craint de ne pas avoir assez, de temps, de nourriture, de câlins, de protection… Quand on pense que la seule activité qui vaille sur terre, c’est de s’approprier les choses, ou même les gens. Comme si, en les « mangeant », en les mettant à l’intérieur de nous, on repoussait le risque qu’ils nous quittent, ou nous laissent dans un manque insupportable.
Fiston, les yeux dans le vague, tripote machinalement le fil de son oreillette.
Il s’exclame tout à coup :
– Mais tout le monde est comme cela ! C’est normal, non ? Et même si la bouche ne sert pas à manger mais à parler, c’est aussi une façon de chercher à « avoir » : parler sans arrêt, parler pour ne rien dire ou pour manipuler, c’est chercher à avoir une place parmi les autres ! On peut vivre autrement qu’avec une « fixation orale » d’après toi ?
– Bien sûr ! Il est sain et normal de chercher à combler ses besoins, mais une fois la survie assurée, la question est alors de vivre ! Dès que l’on a ce dont on a besoin, ou en tout cas le minimum, même si on peut tolérer quelques frustrations, alors on fait ce qu’il est bon de faire, pour nous et pour les autres. Il est, enfin, question d’être.
– D’être quoi ? D’être qui ? s’étonne Fiston avec perplexité.
– D’être heureux, de vouloir ce que l’on fait au lieu de vouloir faire ce qu’on veut, d’habiter sa trajectoire de vie, de cheminer dans le sens qui nous ouvre à aimer et à grandir, d’être positionné face aux autres et dans les générations, de savoir d’où l’on vient et où on souhaite aller, d’être soi-même.
– Je ne comprends pas trop, regrette Fiston, mais je reconnais que c’est tentant, dans le principe. Et mettons que je dépasse le stade du nourrisson qui porte tout à sa bouche et s’inquiète de ses besoins, qu’est-ce qu’il me reste pour pimenter ma vie ?
– Le désir, Fiston. Le désir. Comme l’horizon, il recule au fur et à mesure que l’on s’en approche. Cela dégage un espace de vie infini.
Fiston attrape la boite de corn-flakes au chocolat, et s’en resserre un grand bol.
Il la soulève et lance fièrement :
– A la santé du désir !
Dr Christophe Marx
Juin 2015
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