Par Geneviève Jurgensen
Article paru dans “la Croix ” en Décembre 2001
« Faire son deuil », voilà le nouveau mot d’ordre. Les gens ne sont pas plutôt morts, les décombres ou les canons des fusils fument encore, la catastrophe est à peine annoncée, les victimes pas encore dénombrées, l’épouvante commence seulement à s’épandre et déjà , hardi donc, il faut « faire son deuil ».
On n’a pas bien compris de qui ni de quoi , mais roulez bolides, faites votre deuil. Des psychologues, d’ailleurs sont dépêchés auprès de vous.
« Faut évacuer çà » les entend-on dire. Evacuer ? La vidange, en somme. Allez, les enfants, faites nous un dessin, montez-le aux caméras : voyez ces flammes qu’ils dessinent, ces explosions, ces gens qui courent, ce sang !
Au suivant.
Vous avez des cauchemars, madame, vous sursautez au moindre bruit, monsieur ? « Faut mettre des mots là dessus ». l’obligation du deuil instantané passe, tel un rouleau compresser, pour aplanir tout ce qui bouge encore.
Certains événement totalement imprévisibles par leur nature ou leur dimension, auxquels donc nous ne pouvons pas nous préparer, surgissent dans nos vies et débordent toutes nos capacités d’absorption. Nous ne connaissons personne qui ait subi les mêmes, ils ne font partie ni de l’histoire de la famille, ni de l ‘histoire du pays, ils semblent ne pas faire partie de l’histoire de l’humanité.
Ils ne nous rappellent rien. Nous n’avons pas en nous les compétences pour y faire face.
C’est une explosion, un attentat, une attaque, un meurtre, c’est quelque chose qu’on a vu, qu’on nous a fait, c’est quelque chose qu’on trimballe avec soi comme un clochard son baluchon, en marmonnant : « Vous ne pouvez pas comprendre… »
C’est un monstre qu’on abrite, il a pris possession des lieux comme un avion d’une tour de Manhattan, et il bouffe tout. On n’est plus soi, on est lui.
Ce qui reste de soi gémit loin sous la cendre, cherche un peu d’eau, un peu d’air, entend en surface les vivants qui s’activent, oh, me trouveront-ils ? Savent-ils que je suis là ? Oh, m’entendent-ils, me cherchent-ils seulement, y a- t- il une passerelle entre leur monde et le mien, ont-ils la moindre notion du monde où j’erre et me terre ? Ma chambre n’est plus ma chambre. Mon corps n’est plus mon corps.
Je ne reconnais rien, je veux m’en aller là où j’étais avant, mais je se sais pas où c’est et j’entends en moi cette voix implacable qui me dit que cet endroit-là n’existe plus, je dois rester où je suis, il n’y a nulle part où aller, je dois vivre ici et faire connaissance de cette personne qui va naître sur ces cendres, de ces cendres, cette personne qui sera moi, un jour, un moi nouveau que je n’aurai jamais voulu être, qu’il va falloir découvrir et adopter, auquel il va falloir se fondre.
La tâche est herculéenne. Une personne n’y suffit pas, les générations suivantes héritent du baluchon dont le contenu se modifie peu à peu.
Voyez les descendants d’arméniens, de déportés, de poilus. Ils sont à l’oeuvre. L’identité bouleversée de leurs ascendants, mystérieusement, sans savoir exactement comment, ils travaillent ardemment à le définir.
Il en va de même pour les chocs individuels, c’est ce qu’on appelle aujourd’hui le « roman familial ». Un élément devient, plus ou moins à l’insu des protagonistes, fondateur de l’identité d’une famille, et le reste jusqu’à la révolution suivante.
Avant toutefois que l’élaboration puisse commencer, comment sortir de l’état de choc ?
Les psychologues font un beau métier et son utiles.
Bonne nous le sommes, ni plus ni moins. Sortant de la captivité ( il avait été pris en otage, avec demande de rançon, par des hommes qui l’avaient mutilé d’un doigt) le baron Empain racontait que son chien silencieux, au pied de son lit, avait un temps , été l’être vivant le plus proche de lui.
Un chien peut être utile, une tante, un voisin, une mère, une institutrice, l’épicier du coin, l’agent de police, l’assureur, le juge, le gendarme, l’amant, l’enfant, l’épouse, la collègue, le copain d’enfance ou la nouvelle rencontre.
Et aussi un artisan qui colmate une brèche, remplace une serrure, et tous ceux qui ont l’initiative modeste, mais appropriée, la manière, l’idée, la simplicité, tous ceux qui ont le geste juste, celui qui panse comme panse un mot juste.
Faire son deuil, c’est consommateur de temps, d’intelligence, d’égards et d’amour. On croit d’abord qu’il faut faire le deuil des lieux qui furent détruits, des gens qui nous furent arrachés, et puis c’est de soi qu’un jour on découvre qu’il faut faire le deuil, ce soi intact auquel il faut renoncer.
Faire son deuil, c’est consentir à devenir quelqu’un d’autre.
Le contraire de l’évacuation l’intégration.
Avec votre permission, ce sera long.
Aucun commentaire