Le Mal-être surmédicalisé

Par Sandrine Blanchard,

Article paru dans Le Monde du 09/09/2008

94,8 % des médecins généralistes déclarent avoir recours
“souvent” ou “toujours” au médicament pour la prise en charge de leurs patients dépressifs.

Les Français consomment trop de psychotropes. Somnifères, anxiolytiques,
antidépresseurs, dans ce domaine, ils sont les champions d’Europe.

A l’origine de plus de 80 % des prescriptions, les médecins généralistes sont souvent mis en
cause. Une enquête lancée par le département universitaire de médecine
générale de la faculté de Rouen, et qui sera présentée mercredi 10 septembre à
Paris lors du Congrès international d’épidémiologie, apporte un éclairage
instructif sur les “obstacles perçus par les médecins généralistes dans la prise en
charge des patients dépressifs”.
Stress au travail, problèmes familiaux, troubles du sommeil, fatigue répétée,
anxiété, la souffrance psychique et sociale, le “ça va pas en ce moment docteur”
sont devenus le pain quotidien des généralistes. Réalisée par questionnaire
auprès de 2 000 médecins dans quatre régions du Nord-Ouest (Basse-
Normandie, Haute-Normandie, Picardie, Nord-Pas-de-Calais), l’enquête révèle
que seulement 28 % des généralistes connaissent l’existence des guides de
pratique clinique de la dépression, et qu’à peine un praticien sur cinq a effectué
un stage de psychiatrie au cours de sa formation initiale.
Pour soigner leurs patients, 47 % des médecins disent se heurter à “l’insuffisance
et aux difficultés d’accès des services spécialisés”. Lorsqu’ils ont besoin de l’avis
d’un psychiatre pour instaurer un traitement ou évaluer le risque (en particulier
suicidaire) et la gravité d’un trouble psychique, plus de la moitié des généralistes
peinent à obtenir un rendez-vous rapide et un retour d’information du spécialiste.
Pas étonnant, dans ces conditions, que le médicament soit la principale approche
thérapeutique (94,8 % des médecins interrogés déclarent y avoir recours
“souvent” ou “toujours”), suivie, loin derrière, par les thérapies comportementales
et cognitives (44,3 %), les psychothérapies conventionnelles (35,7 %) ou les
groupes d’entraide (12,6 %).
“Le recours aux psychothérapies comportementales et cognitives est plus
souvent cité par les femmes médecins et par les praticiens ayant eu une
formation diplômante ou ayant suivi une formation continue sur la dépression”,
précise l’étude. “La qualité de la prise en charge du patient dépressif passe par
une formation adaptée et par l’amélioration des circuits de soins”, insistent les
chercheurs. Quant à la prééminence d’une demande de collaboration avec le
psychiatre plutôt qu’avec un psychologue, “elle peut s’expliquer par son absence
de prise en charge financière par l’assurance maladie”, rappelle l’étude.

“PASSER DE L’INCANTATOIRE À L’OPÉRATIONNEL”

Voilà plus de dix ans que la surconsommation de psychotropes est pointée dans
différents rapports officiels. Fin août, ce constat a une nouvelle fois fait la “une”
des médias. Les chiffres – un Français sur quatre a consommé un psychotrope
dans les douze derniers mois – et l’état des lieux – trop de prescriptions se
révèlent inadéquates et coûtent une fortune à l’Assurance maladie – sont toujours
les mêmes, mais cette fois quinze médecins, dont treize psychiatres, ont signé un
appel “contre l’abus d’antidépresseurs”.
Lancé dans les colonnes de Psychologies magazine, qui “s’engage” pour la
première fois dans un débat de santé publique, relayé à la “une” du Journal du
dimanche (deux titres du groupe Lagardère), cet appel a recueilli 491 signatures,
parmi lesquelles on trouve des psychologues, des psychothérapeutes, mais
quasiment pas de médecins généralistes. Le texte de l’appel dénonce une
“surmédicalisation du mal-être” et souligne que des “alternatives non
médicamenteuses aussi efficaces existent”. “Nous sommes face à une
sous-estimation et à un manque d’information sur les risques liés à ces produits”,
considère le psychiatre William Lowenstein, signataire de l’appel.
“Il serait temps de passer de l’incantatoire à l’opérationnel”, réplique le docteur
Alain Mercier, généraliste et maître de conférences associé à la faculté de
médecine de Rouen, initiateur de l’enquête par questionnaire. Oui, ses confrères
ont “une réponse extrêmement médicamenteuse” aux plaintes psychiques de
leurs patients, mais “on a tort de les stigmatiser”. “Pour que le problème soit
aussi répandu et aussi important, c’est qu’il concerne tout le monde : médecins,
patients, industrie pharmaceutique, pouvoirs publics, système de soins.”
Entre des généralistes qui n’ont ni le temps ni la formation suffisante pour
proposer autre chose que du Lexomil ou du Prozac, des patients pour lesquels le
médicament s’avère la solution la plus économique financièrement et
moralement, une industrie pharmaceutique qui ne relâche pas sa pression
marketing, des psychiatres très mal répartis géographiquement et des pouvoirs
publics qui n’entendent pas ouvrir le dossier du remboursement des thérapies
non médicamenteuses, la consommation de psychotropes a encore de beaux
jours devant elle.
“Les chiffres montrent que le psychotrope a cessé d’être un médicament pour
devenir un produit à traiter les malheurs de la société”, expliquait le professeur de
psychiatrie Edouard Zarifian (décédé le 20 février 2007), auteur en 1996 du
premier rapport pointant les dérives de la consommation de ces produits.

Rien n’a changé.

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