Intervention au Diplôme Universitaire de Victimologie de Montpellier en 2001
Un certain regard, spontanément habitué à regarder plutôt les vainqueurs
Dans la tragédie grecque c’est le héros lui-même qui est la victime du destin et de ses propres actes.
Le spectateur est conscient de ce qui se trame, contrairement au héros qui fonce, tête baissée, vers sa perte.
Le statut de victime est ici montré, de façon littéralement ob-scène (étymologiquement : « montré devant» ) et les spectateurs n’ont pas d’effort à faire pour la repérer.
À l’inverse il est des victimes cachées ( les enfants placards), voire muettes : Boris Cyrulnik insiste avec raison sur la difficulté pour les victimes de raconter le préjudice reçu.
C’est vrai à l’extrême pour les victimes des camps de concentration qui ne savaient pas à qui s’adresser : qui donc allaient les croire ?
Il est vrai qu’il est difficile de se plaindre, même si le problème est quotidien : il est important de penser au statut de celui qui nous écoute, et à la nature de nos relations :
1. Si c’est un professionnel, il faudra le payer, ou à tout le moins s’assurer d’un contexte thérapeutique adéquat.
2. Si c’est un proche, il risque de greffer des réactions personnelles sur notre récit : peut-être va-t-il se sentir coupable, ou ‘entrer » dans notre peine de façon fusionnelle. Peut-être ne va-t-il même pas comprendre ( dans tous les sens du terme : intellectuellement, affectivement ou en fonction de ses valeurs ) ce que nous voulons dire : il faudra alors mettre plus d’énergie pour entrer en contact avec lui. Ce n’était pas le propos du démarrage, où il était uniquement question de trouver une oreille amie et compatissante !
3. Si c’est une personne étrangère, elle risque de trouver notre récit étrange, et l’on ne trouvera pas avec elle non plus, la compassion pure et en même spécifique que nous recherchons.
4. On risque également de rencontrer quelqu’un qui va, peu ou prou, tôt ou tard nous suspecter d’être complice de notre malheur : la femme violée n’aurait-elle pas été provocante, la personne volée n’aurait-elle pas été imprudente en tentant le diable ? Le psychothérapeute n’hésitera peut-être pas à « trouver un sens » à l’agression dont son client a été victime, surtout si, courbant le dos, il marchait timidement et en rasant les murs ?
Dans une société, la définition de la victime et la place qu’on lui accorde est un donné culturel variant suivant les longitudes et les latitudes.
Tout se passe comme si l’on devait opérer de façon primordiale (et certains diront fondatrice) un « mise en place » du monde.
C’est à partir de cette herméneutique relationnelle (une interprétation de ce qui se passe entre les personnes) que l’on va fonder non seulement le droit, mais encore les protocoles de consolation, ou de réparation.
Si quelqu’un n’a été victime de rien, elle n’aura rien.
J’ai travaillé longtemps à proximité d’une caserne de la légion étrangère.
Il arrivait que des hommes de troupe soient amenés aux urgences, manifestement tabassés, et vraisemblablement par leurs supérieurs.
Ils prétendaient tous, et systématiquement être tombés dans l’escalier, ou s’être blessés en manoeuvre.
L’esprit de corps leur interdisait évidemment de dénoncer leurs supérieurs, aussi injuste, illégale et violente que fût la sanction qu’ils avaient subie.
Ils n’étaient victime de rien, ni à leurs yeux, ni aux yeux de la société, ni du code pénal.
Nul article de loi prévu pour les défendre, nulle association de militants pour défiler en leur faveur.
Petit jeu pour écolier en vacances : « Trouve la victime cachée dans le feuillage ».
Autre exemple : l’aléa thérapeutique.
Prenons le cas d’une personne victime d’une erreur médicale.
Elle ne sera considérée comme une victime sociale ( c’est-à -dire dûment indemnisée) qu’à partir du moment où la faute médicale aura été prouvée et sanctionnée.
Pas de coupable ? Pas de victime !
On peut espérer que, à l’image du fond d’indemnisation des victimes de la route (qui sont reconnues et indemnisées même si le fautif n’est pas appréhendé) un fond social soit alloué pour indemniser l’aléa thérapeutique.
C’en serait enfin fini de la nécessité de traîner systématiquement les médecins devant les tribunaux afin d’obtenir réparation.
Remarquons qu’au passage, c’est le médecin qui devient victime pour autant qu’une injustice ait été commise dans sa condamnation. Ce cas n’est pas rare, puisque l’indemnisation des victimes est plus importante lorsque le médecin est condamné aussi devant la juridiction pénale, et pas seulement civile !
Encore un exemple du flou dans la définition même de la victime : lorsque le spectateur n’est pas sûr de pouvoir se situer, ou de déterminer de façon juste qui est la victime et qui est l’agresseur (« on ne sait pas qui a commencé » est un argument excellent pour renvoyer les protagonistes dos-à -dos, risquant par là de méconnaître l’agression elle-même !), il peut avoir tendance à homogénéiser les personnages engagés dans l’action violente.
Le sentiment d’injustice peut alors être extrême chez la victime : elle ne se sent pas reconnue, et peut se sentir légitimée à escalader dans la vengeance si elle est possible ( et lorsqu’il s’agit d’un peuple, c’es toujours possible… tôt ou tard !).
Quant à l’agresseur, il peut ressentir un sentiment d’impunité qu’il peut faire valoir devant toute instance, et qui peut, évidemment l’encourager.
Victime de la fatalité, de Dieu, des autres, d’elle même, du hasard ?
Il est également une constante dans l’attitude face à la victime :
Celle qui consiste à chercher une cause : si cette cause est une personne, nous sommes dans la configuration idéale pour projeter nos sentiments sur un coupable.
Mais plus qu’un coupable, l’être humain a besoin de cohérence, de trouver une logique dans l’enchaînement des causes et des effets.
La douleur sera peut-être un peu moins vive si une explication est donnée…
C’est la tâche principale des croyances, superstitieuses, cosmologiques ou religieuses que de donner une explication au malheur, et un espoir de justice aux victimes.
Suivant les cas, les victimes seront en relation étroite avec la cause de leur malheur :
La fatalité
Elle présente une double face : l’une négative, imposant une impuissance majeure, et souvent frustrante, l’autre positive, mettant radicalement hors service la responsabilité de l’homme, dans une sorte d’encouragement à accepter « avec philosophie », c’est le cas de le dire, les aléas de la vie.
Dieu
Ou les autres noms que les hommes ont donné à la divinité.
Vengeur, sadique ou justicier le dieu va intervenir dans la vie des hommes et donner sens à leur malheur. Le but va donc consister à s’attirer ses bonnes grâces, en lui faisant des sacrifices ou en se conduisant d’une manière qui lui convienne.
les autres
Il est alors facile ( à tout le moins tentant ) de trouver un coupable : les explications sociologiques, psychologiques, individuelles ou collectives pourront aller bon train.
elle-même
Ici la personne ne devra s’en prendre qu’à elle même, soit qu’elle ait été imprudente, provocante ou tout simplement malfaisante, dans cette vie ( « tout se paye ») ou dans une autre ( on parle alors de l’enchaînement inexorable des effets et des causes : le karma des bouddhistes).
le hasard
Nous approchons des frontières de l’absurde, et le non-sens prend alors le statut de sens.
Soulagé de la recherche de sens, l’esprit humain peut relâcher sa quête en se gardant de se faire rattraper par la tentation de donner du sens à ce qui semble ne pas en avoir : l’agencement des astres, les suites de nombres, etc.
Vraies victimes et Victimes Dramatiques
Il est des situations claires : celles dans lesquelles les personnes ont subi un préjudice incontestable : agression, injustice, catastrophe…
D’un autre côté des situations plus floues où la personne se présente en victime.
Elle se montre, et cherche à obtenir, voire à extorquer « quelque chose » dans la relation soit par son récit, soit par son attitude non verbale.
L’analyse transactionnelle parle alors de Victime ( avec une majuscule pour désigner le rôle pris, et le différencier de la victime « réelle » ).
La Victime, qu’on appelle dramatique ( au sens théâtral, comme on dit un artiste dramatique ) sera alors en affaire avec des Sauveteurs dramatiques, qui se donneront à voir comme aidants mais qui ne seront pas efficaces et ne feront qu’entériner la Victime dans son rôle :
– Travailleurs sociaux, médicaux, para-médicaux, psy etc…. par exemple.
Cette Victime sera également en affaire avec le Persécuteur dramatique, qui lui fera nombre de reproches, et apportera accusations et humiliations.
L’intérêt d’une telle configuration, dans une perspective socio-psychologique réside dans la possibilité de permutation des rôles : la Victime se révélant tout à coup Persécutrice ( en culpabilisant les autres, en stigmatisant leur impuissance à l’aider, par exemple ), le Sauveteur se découvrant Victime ( épuisé d’avoir oeuvré en vain toute l’année… ou toute la journée…) ou passant Persécuteur ( comment peut-on aider des gens aussi minables !)
Bref, toutes les permutations sont possibles.
Cette configuration est absolument fondamentale :
– psychologiquement : car elle détermine des séquences relationnelles, courtes ou prolongées, en relation duelle ou en grand groupe et appelées : jeux psychologiques ou stratagèmes.
– Sociologiquement car elle enchâsse le rôle de Victime dans un ensemble dans lequel chacun, même apparemment non-victime, a un rôle complémentaire et peut devenir Victime à son tour.
– En termes sacrés enfin, puisque dans le mécanisme sacrificiel décrit par René Girard, la Victime, sacrifiée par ses Persécuteurs, deviendra après coup Sauveteur de la communauté. René Girard insiste bien sur le côté artificiel de ce partage des rôles, destiné uniquement à évacuer la violence enfouie dans le coeur de chacun. Le fait que la Victime soit en fin de compte réellement sacrifiée, la transforme alors en victime ( avec une minuscule) et le phénomène doit alors, sur un plan éthique, être analysé autrement : le sacrifice d’enfant, fût-ce pour apaiser une divinité en colère, doit être considéré comme un meurtre.
A la recherche d’un sens : une herméneutique du mal ?
Pourquoi ou pour-> quoi ?
Dans l’évangile de Jean, les disciples de Jésus , rencontrant un aveugle de naissance, posent à leur maître une question embarrassante : « Qui a péché, lui ou ses parents ? »
Aucune réponse n’est satisfaisante, et Jésus ne se retourne pas vers la recherche du pourquoi, c’est à dire du « comment se fait-il ? ».
La cause première du malheur reste un mystère, qu’il ne lèvera pas.
Par contre sa réponse éclaire le pour -> quoi, en deux mots.
Il répond : « C’est afin que les oeuvres de Dieu s’accomplissent ! »
Le mal comme condition de faisabilité de la puissance divine, en quelque sorte.
Cette vision réductrice du malheur à ce qu’il permet d’arriver a été repris, peu ou prou par la vision moderne du pragmatisme, la recherche des causes ne se situant que dans le cadre d’un processus plus global d’évitement des répétions.
De même, l’approche récente de la psychosomatique encourage les patients à « faire quelque chose » de leur maladie, plutôt qu’à en chercher vainement la « cause ».
Les victimes ont-elles des droits ?
Rien n’est moins évident que cette assertion.
Le « droit » de la victime n’a a priori aucune place dans le fonctionnement social, et il faut une solide de dose de conviction spirituelle, ou de « civilisation » pour lui accorder.
L’Histoire est en général l’histoire des vainqueurs, et les victimes n’ont que le droit… de se taire.
Le travail de mémoire ( comme dit Paul Ricoeur ), plutôt que le devoir de mémoire–qui risque d’être asservi par une idéologie, servira à tirer des leçons du passé ( une sorte de debriefing historique, en quelque sorte ) et à honorer des personnes qui, encore vivantes ou disparues, nous auront fait le cadeau de nous apprendre quelque chose, sur nous et notre manière de conduire notre vie.
A ce propos, on peut remarquer que la reconnaissance du statut de victime n’apporte pas toujours la consolation :
Après la seconde guerre mondiale, certains français dont la maison fut détruite, reçurent une indemnisation pour leurs dommages de guerre.
La solidarité nationale se manifestant ici, comme elle se manifeste dans la Sécurité Sociale
( les malades ont le droit d’être soignés quasi gratuitement ).
On alloua donc une certaine somme en dédommagement de la destruction des habitations, somme jugée bien sûr ridiculement petite vis-à -vis de la réalité du préjudice.
On observa que certaines personnes ne vinrent jamais toucher la somme dûe, de crainte que cette transaction n’annule « à bon compte » leur statut de victime.
Elles préférèrent conserver cet statut, et entretenir pendant des années l’idée que la France leur « devait » une maison.
Alors quel droit pour les victimes ?
Pour la loi naturelle, réputée si bonne mais en fait si cruelle, il reste aux victimes leurs yeux pour pleurer, et parfois, l’obligation de continuer à servir l’agresseur, selon l’antique loi du plus fort.
Pour les bouddhistes, la victime paye un mauvais karma : les causes et les effets s’enchaînent. Rien ni personne ne peut intervenir sur le karma d’un autre.
Par contre, son propre karma dépendant de sa propre attitude, on observa des événements difficilement compréhensibles par nos esprits occidentaux : les massacres perpétrés par les Khmers rouges ( ou d’autres dictatures d’Asie du sud-est ) n’ont que peu provoqué de vengeance prolongée de la part des victimes.
Quelques mois après, on pouvait même voir les uns et les autres siéger dans le même gouvernement.
Les victimes témoignant de ce fait leur compassion pour leurs agresseurs dont le karma s’était énormément alourdi.
Pour René Girard, la victime a comme « droit » principal celui de jouer le rôle de bouc-émissaire.
Une fois sacrifiée, et la paix revenue dans la communauté, la victime se verra créditée de la responsabilité du retour au calme : on la remerciera donc de son sacrifice, et la voilà sacralisée.
L’impact sociologique du sacrifice est important, en permettant d’éponger la violence ambiante, mais ce mécanisme basé sur une méconnaissance grossière ( la victime « n’emporte » pas la violence, et, si la mèche est vendue, le mécanisme ne fonctionne plus…) ne répond pas à une exigence humaniste de lucidité et de respect de toute personne.
Pour les chrétiens, la victime est l’icône de Dieu, le messie s’apparentant au Serviteur Souffrant décrit par le prophète Isaïe.
Jésus va jusqu’à proclamer une identité parfaite entre lui et le pauvre, soigné, nourri, visité et aimé.
Dans une vision profane, les motivations pour donner des droits aux victimes sont de deux ordres :
– D’une part le souci humaniste d’honorer l’humanité de chaque être, au delà de ses échecs ou des préjudices subis ( Cf. La Déclaration des Droits de l’Homme )
– D’autre part la crainte que, une fois rétablies ( ou assez nombreuses ) les victimes ne se vengeassent de l’indifférence qu’elles auront rencontrée et ne cherchent à passer, à leur tour, du côté du manche : la crainte de troubles sociaux déstabilisant le pays et menaçant les dirigeants n’est pas étrangère aux décisions à caractère social.
Avec une approche systémique, tout se passe comme si la victime se trouvait investie, non pas de pouvoir, mais de contrôle sur le système : ce sera en fonction d’elle que de nombreuses décisions seront prises.
Quelques exemples :
– La bonne santé économique d’un pays ne se juge pas au grand nombre de riches mais au petit nombre de pauvres.
– Les activités d’une famille seront fonction de celui qui se présente comme le plus malade (au delà des classiques bénéfices secondaires de la maladie )
– Le « patient désigné » permettra de conserver l’homéostasie du système.
– Dans le désert, une caravane marche toujours à la vitesse du plus lent : pour influencer la vitesse de tous, il suffit de se casser la jambe…
Quelques questions en guise de conclusion
La place de la victime, question cruciale en psychologie et en sociologie, a des résonances en termes d’éthique, et les traditions culturelles et religieuses ont chacune leur réponse.
Suffira-t-il de réparer le préjudice ( concrètement, financièrement, symboliquement…) pour permettre à la personne de cesser d’être victime ?
A-t-elle le droit de se venger, fût-ce par l’intermédiaire de l’institution judiciaire ?
L’émergence d’une personne reconnue comme victime, n’oblige-t-elle pas à chercher autour d’elle les deux rôles complémentaires de persécuteur et de sauveteur ?
Ce triangle ne permet-il pas finalement de structurer le groupe social, son histoire, et ses traditions ?
Peut-on imaginer un monde sans victime ?
Si oui, vers quel horizon, politique ou spirituel ?
Si non, comment résister alors à la tentation du désenchantement ?
Dr Christophe Marx
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