Bien chère cigarette,
Je connais ta sensibilité et c’est la raison pour laquelle je prends soin de t’écrire, au lieu de te parler de vive voix.
Souviens toi, notre histoire remonte à plus de dix ans… Nous nous sommes abordés comme çà , pour faire plaisir aux copains.
Moi, je frimais un peu, et toi, tu n’étais pas peu fière , fumante entre mes doigts.
C’est vrai que tu avais de l’allure !
En fait, je ne t’ai pas aimé d’emblée, tu sais.
Parfois, au début, j’avais l’impression que tu m’étouffais.
Et puis, je me suis habitué…. Tant et si bien que je ne suis plus arrivé à démêler la passion de l’habitude.
Avoue que c’est un comble !
Peu à peu, je me rendis compte que je ne pouvais plus me passer de toi.
J’aurai fait des kilomètres dans la nuit pour te trouver.
Ah! c’était de l’amour, du vrai. Sans toi, je me sentais démuni, sans soutien, sans amie.
Car tu étais une amie.
Fidèle, sauf durant les rares journées de grève des buralistes.
Tu te rends compte ? Je pouvais compter sur toi, quoiqu’il arrive.
Même seul, surtout seul !, je pouvais te sentir là , présente, chaude, grésillante avec ta sympathique ( et toujours renouvelée) petite pointe rouge.
Au moins, ce qu’il y avait de bien avec toi, c’était une sorte de vie… Oui, quand je te sortais du paquet, tu étais là toute blanche, vierge, pour moi tout seul.
Je décidai du moment où j’allais t’allumer, et là , tu vivais ta vie de cigarette : trois, quatre minutes….
Et puis tu mourrais.
Je pouvais t’écraser, et jouer avec ton mégot dans le cendrier.
Je pouvais te lancer du bout des doigts, tchac, avec élégance, là où je voulais. Tout cela à ma convenance.
Je t’aimais tu sais, Tu n’imagines pas combien c’est grisant de faire ce que l’on veut de quelqu’un.
Dans notre relation, tout, rigoureusement tout dépendait de moi.
J’étais le patron, libre de te prendre ou de ne pas te prendre, de te jeter à mi-course, ou de tirer de toi tout ce que je pouvais.
Toi, si docile…
Et surtout, surtout, le plus extraordinaire, c’est ceci :
lorsque j’en avais terminé avec toi, lorsque j’avais épuisé la fugace jouissance de la possession, , au lieu d’être accablé par le deuil de cette courte expérience, je savais qu’une autre pouvait sortir du paquet, aussi facilement que je t’avais jetée ou écrasée.
Tu comprends, avec toi, j’avais ARRETÉ LE TEMPS !!
Sans douleur, sans deuil.
La mort, ma mort était vaincue puisque le temps ne passait plus.
Toujours les mêmes gestes, la même sensation, la même griserie, le même espoir jamais trompé.
J’ai vécu avec toi une expérience fascinante, et je te remercie d’avoir été là , sans aucune faille, pendant toutes ces années, où j’ai tant eu besoin de toi.
Ta vie me rappelais à la mienne, j’étais vivant puisque je te consommais.
Oh! bien sûr, j’ai su me passer de toi quelques mois, par-ci, par-là .
Mais tu sentais bien, bougresse, que je continuais à avoir besoin viscéralement de toi.
Tu savais que ta fumée dans mes poumons me manquait.
Que j’avais besoin d’être pénétré par toi, avec cette féroce régularité.
Même si j’avais mal. Même si mes bronches brûlaient, même si je me réveillais en pleine nuit parce que je croyais étouffer.
Tu savais que j’avais besoin que tu continues. Toujours et toujours plus, sans la menace que tu t’arrêtes jamais.
Mais mon corps commence à dire non. Car je faisait beaucoup de sacrifices, pour toi :c’est souvent comme çà dans les relations passionnelles.
Le sacrifice de mon air à moi, personnellement.
Le sacrifice des odeurs de la forêt. de mes odeurs à moi, c’est-à -dire celles que j’aime respirer.
Je ne sentais plus que toi. A travers mes quintes de toux, je n’étais plus que toi.
Rempli de toi. Comme le cheval de Troie, tu avais investi les lieux.
C’était trop, ou trop peu : il fallait me prendre totalement ou me laisser tranquille.
Tu n’a su faire ni l’un, ni l’autre.
Ta présence ne vaut pas le prix de ma liberté. Je te voulais docile, mais volontaire, présente et absente, tu t’es fait trop insistante, et maintenant, je ne t’aime plus.
J’ai beaucoup de tristesse, en te disant adieu.
Tous les plus beaux moments de ma vie, je les ai passé jusqu’à maintenant avec toi.
Cà ne s’oublie pas, tu sais. Maintenant, j’ai à commencer le deuil de toi.
Le deuil du temps qui ne passerait pas, le deuil de mon éternité.
Ma cigarette, douce cigarette, je garde pour toi un petit coin de mon coeur.
Même si j’ai failli crever de toi. C’est peut-être çà qui signe les grands amours ?
Je te retrouverai sûrement entre les doigts d’un autre.
Je te ferai un petit clin d’oeil — “tu te souviens ?”– et je passerai mon chemin.
Sans doute aussi, j’aurai un violent besoin de toi, encore.
Et je me roulerai en boule sur mon lit.
Je pleurerai sur cette amie présente et dont je ne veux plus.
Et qui voulait ma mort en croyant me faire vivre.
J’ai peur, mais je prendrai le risque de vivre sans toi.
Le risque d’être moi, jour après jour, le même. Et pourtant différent.
Voilà , je n’aurais pas osé te dire cela en face. Je suppose que notre séparation va te faire de la peine.
Après tout, cigarette, tu n’étais qu’un nuage de fumée délétère.
So long, baby, tu peux rester avec tes cow-boys.
Dr Christophe Marx
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