– A quelle heure ils arrivent vos copains qui viennent dîner ce soir, papa ?
Je sais bien pourquoi Fiston me pose la question : il veut s’organiser sa petite soirée de jeux vidéo. A 11 ans, c’est normal.
– Désolé, c’est annulé, Fiston. On dîne tous ensemble ce soir et à l’heure normale.
– Et pourquoi ils viennent pas ?
– Parce qu’ils se sont fâchés, et qu’ils ne sont pas disponibles pour faire la fête avec nous, voilà tout.
Fiston fait mine de ne pas être affecté par le changement de programme, et se met à préparer son cartable pour demain. Il ajoute, l’air de rien :
– Ils s’engueulent souvent ces amis-là. Depuis qu’on les connaît, ça va rarement bien entre eux. Cela dit, ça m’étonne pas.
– Qu’est-ce que tu veux dire, Fiston ? Tu les connais à peine …
Fiston s’affaire à trier ses livres et ses cahiers : il en sort de son cartable et en remets d’autres dans un mystérieux va-et-vient.
– Pas besoin d’être un grand psychologue comme toi pour voir qu’Adelphia fait souvent des trucs qui agacent Terence.
– Et réciproquement ! rétorquais-je vivement, pour ne pas lui laisser croire que les problèmes ne viennent que d’un côté.
– Certes, admet –il, mais je ne parle de ce que j’ai observé. Comme tu le dis toi-même je les connais peu. Le même mécanisme a sûrement lieu dans l’autre sens.
– Mais de quel mécanisme parles-tu ? lancé-je, intrigué.
– Par exemple, Terence a beau demander sans arrêt à Adelphia de ne pas rester en jogging toute la journée, elle ne change pas sa manière de s’habiller !
– Elle fait bien comme elle veut, objecté-je, sans conviction.
– Bien sûr Papa, mais comme par hasard, sa mère faisait pareil ! De plus, elle ne cherche pas à défendre un point de vue, mais elle fait juste comme si sa demande n’avait aucune légitimité, et n’avait donc même pas à être commentée !
– Ton observation est juste, Fiston… Mais pourquoi alors d’après toi, continue-t-elle à faire quelque chose qui lui gâche sa vie conjugale, sans même tenter d’en négocier un aspect ou un autre ?
Fiston s’est figé, pensif. Il a sa trousse à la main, et s’anime tout à coup.
– Car faire comme sa mère, c’est montrer qu’elle reste sa fille. Qu’elle est en priorité plus fille qu’épouse. Elle reste loyale à sa filiation, et continue de bénéficier d’une appartenance protectrice.
– N’importe quoi, Fiston ! dis-je en m’asseyant à son bureau d’écolier. Elle aime son mari et Terence est très protecteur vis-à-vis d’elle ! Elle peut lâcher l’appartenance à sa famille d’origine, puisque maintenant elle est mariée…
– Sauf que Terence peut la quitter ! Un couple ça divorce, on n’a jamais aucune certitude. Tandis que la relation à sa mère, même si elle l’oblige à une loyauté aliénante, ça c’est du solide, du durable ! Garanti pour l’éternité. À côté de ça, l’engagement de Terence auprès d’elle ne fait pas le poids. Alors elle choisit l’appartenance la moins risquée…
– Ca se tient. Mais ça doit être inconscient, alors !
– Évidemment c’est inconscient, s’énerve Fiston, en me poussant de son siège pour s’y installer. A l’entendre se plaindre de sa mère, on aurait même l’impression qu’elle a vraiment envie de la quitter pour de bon. Tu vois, même elle croit qu’elle a coupé le cordon, comme tu dis. (1)
Je vais m’asseoir sur son lit, et attrape machinalement la panthère rose en plastique sur sa table de nuit.
– Le risque, c’est que Terence finalement se lasse, et la quitte pour de bon ! ça ne fait pas ses affaires !
– Elle aura confirmé que les hommes sont moins fiables que les mères !rétorque Fiston d’un air triomphant.
– Mais comment faire alors pour que l’engagement d’un conjoint égale celui des parents en termes d’assurance de protection ?
Fiston me sourit gentiment, comme si ma question lui semblait trop naïve.
-Il ne l’égalera jamais, et heureusement ! L’enfance est la période de la vie on l’on bénéficie d’un environnement réversible et prévisible. Pour grandir, il faut vivre une véritable aventure, celle d’une présent que l’on construit ensemble et au fur et à mesure. Sans certitude, sans garantie, mais avec le risque de la liberté !
Fiston m’arrache des mains la figurine que je maltraitais sans m’en apercevoir.
– Et laisse ma panthère rose, elle ne t’a rien fait, d’abord !
Il se précipite sur moi dans un grand éclat de rire, et nous chahutons un moment sur son lit.
Il s’interrompt tout à coup et ma lance :
– Tout ça est aussi valable pour Terence ! Le couple, on est deux pour le construire, n’oublie pas !
——–
(1) Fiston fait allusion ici à mon passé d’obstétricien, que j’avais pourtant déjà cessé d’exercer quand il est né.
Dr Christophe Marx
Août 2011
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