– De quoi il est mort, Oncle Gustave ?
Fiston m’étonnera toujours . Je ne savais pas qu’il avait gardé le souvenir de son grand-oncle, mort au moment de sa naissance, il y a treize ans.
– D’une embolie pulmonaire, Fiston.
– C’est quoi ça ?
Je me doutais que sa curiosité permanente ne laisserait pas une telle information en l’état.
Je décide de lui donner quelques détails.
– Parfois, dans le courant sanguin, à l’intérieur des vaisseaux, il y a des petits caillots qui se forment, quand le sang s’épaissit, quand les vaisseaux sont trop étroits, ou quand ils sont “encrassés” par des plaques de graisse qui se collent sur les parois. Le corps est capable au début de diluer ces petits caillots, s’il n’y en n’a pas trop, bien sûr. Mais un jour, un petit caillot de sang vient buter sur un autre qui n’avait pas encore été détruit, alors, il se colle à lui, en constituant un caillot plus gros. Évidemment, d’autres caillots vont arriver, et continuer de s’agglutiner, et faire pour le coup un gros caillot qui va boucher le vaisseau sanguin.
– Ouh là, c’est grave, là ! s’exclame Fiston qui ne perd pas une miette de mon explication.
– Eh oui! car toute la partie du corps qui attend le sang nécessaire va souffrir, surtout le cœur, qui ne peut tolérer cela très longtemps. Parfois le gros caillot se détache d’un coup, et continue cahincaha son chemin dans les vaisseaux sanguins.
– C’est bien ça, non ? Comme ça le courant est rétabli !
– Sur le moment, c’est bien, mais le drame, c’est que le gros caillot peut migrer, continuer son voyage dans la circulation générale et va être envoyé dans les poumons. Et là, c’est sûr, les vaisseaux devenant de plus en plus fins, il va finir par s’immobiliser et à nouveau tout bloquer. Mais là c’est toute la circulation entre le cœur et les poumons qui va être perturbée : sans un traitement rapide, on peut en mourir. C’’est ce qui est arrivé à ce pauvre Gustave.
Fiston reste songeur un moment, et fixe sans le regarder l’écran de son ordinateur qui a finit par s’assombrir tout seul.
– Tu vois, ça me fait penser à la collection de timbres psychologiques…
– Tu parles du concept créé par Eric Berne en analyse transactionnelle ?
– Oui ! affirme Fiston en s’animant tout à coup. L’histoire de la collection de timbres, ce n’est pas de la philatélie, tu t’en souviens; En fait de collection, Berne fait allusion à cette technique destinée à fidéliser les clients en leur donnant à chaque achat des “timbres-ristournes” qu ‘ils doivent coller sur un carnet vierge et qui se remplit au fur et à mesure des achats. S’ils reviennent rapidement, avec un carnet peu rempli, ils auront un petit cadeau, mais s’ils ont la patience d’attendre longtemps, ils auront un cadeau plus gros, voire un énorme cadeau s’ils attendent toute la vie en capitalisant leurs timbres.
– Oui, je me souviens, c’est bien ça que Berne a noté. Et alors?
– Attends, je n’ai pas fini ! Berne a utilisé cela pour alimenter une métaphore : chaque fois que l’on exprime pas un sentiment, une émotion, un besoin… c’est comme si on collait un “timbre” dans notre collection. Et on peut venir chercher son “cadeau” dans un délai plus ou moins long. Si j’ai collé des timbres de tristesse – des timbres gris, ou “bleu”, pour reprendre l’expression des américains qui ont le “blues”… je n’ai pas montré ma dépression, peut être même pas à moi même, mais un jour, je vais me payer une grande soirée d’abattement, plus ou moins alcoolisée… Si j’attends plus, c’est un mois de déprime que je vais estimer “mériter.”
Et si mon carnet est bien rempli, qui pourra me contester que mes idées suicidaires sont légitimes ?
C’est pareil pour la colère : si je ne montre, ou ne ressens pas ma colère, je vais aller chercher un jour mon cadeau : sans doute un passage à l’acte retentissant. Les timbres rouges grondent silencieusement comme un volcan.
– C’est le principe de la goutte d’eau qui fait déborder le vase ?
– C’est bien mieux, enchaîne Fiston, enthousiaste. Car le vase, c’est nous qui décidons de sa taille et de ce qu’on va mettre dedans. Inconsciemment, rassure-toi!
– Très bien, donc la solution consiste à repèrer quelle collection on entretient, puis on décide de se débarrasser purement et simplement du carnet qu’on remplissait patiemment et on va exprimer ses émotions au fur et à mesure. Mais quel rapport avec Gustave et son embolie ?
Fiston me regarde atterré comme si son père était un demeuré. Il consent à m’expliquer le fond de sa pensée.
– Coller un timbre, ce n’est pas forcément grave. C’est comme un petit caillot, le corps peut s’en accommoder. Mais quand les caillots s’accumulent, alors ils s’agglutinent et constituent un danger mortel. Coller des timbres, refuser la fluidité des sentiments, construire une relation sur ces successions de reculades et de masques, amène à ouvrir la porte au scénario de vie, aux sentiments-parasites, aux croyances les plus dévalorisantes, à l’auto validation d’ hypothèses destructrices…
– Tu ne vas pas un peu fort ? Il y a des fois où il vaut mieux être diplomate, délicat, ou éviter de blesser l’autre ! C’est bien aussi de ne pas tout montrer, et de garder un peu de pudeur à l’abri de son jardin intérieur !
– Pas de problème si tu le décides : chacun mène sa vie comme il l’entend. Le drame survient quand on croit qu’on ne peut pas faire autrement, et que le phénomène se répète. Au début c’était un tout petit élément de rien du tout. Un signal faible, comme tu m’as expliqué un jour.
Fiston a l’art d’appuyer ses idées en évoquant ce que j’ai pu lui enseigner la veille ! du coup, comment le contester puisque j’ai moi-même participé à son raisonnement ?
Voyant que j’hésite à accorder du crédit à son idée, il me met la main sur l’épaule, et décrète, malicieux comme un vieux sage.
– La vie c’est maintenant, c’est au fur et à mesure, et c’est en flux tendu.
Puis il détourne le regard et se plonge dans le jeu vidéo qu’il avait lâché pendant notre échange.
Je l’entends pester car il a perdu 200 points de vie !
Il les récupérera dans la demi-heure.
Il sait que c’est un jeu.
Dr Christophe Marx
Juillet 2015
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