Fiston dit des gros mots

 

Fiston répare les freins de son vélo.

Il l’a mis à l’envers, en appui sur la selle et le guidon. Je crois qu’il change les patins.

Je le regarde tranquillement, assis sur le petit muret qui lui fait face.

 

  • Tu as toujours été bricoleur, toi ! lui lancé-je. Déjà tout petit, tu t’amusais toute la journée avec un petit établi de bois coloré. Et ensuite tu voulais toujours tout démonter ! Tu disais que tu voulais savoir comment c’est fait à l’intérieur !

Fiston relève la tête et d’un mouvement sec, remonte sa frange rebelle.

  • Oui, papa, je me souviens, j’ai toujours été passionné par le bricolage.

C’est un point de ma mêmeté.

 

Je souris tendrement en l’entendant créer ce néologisme. Quand il était plus jeune, je notais ses mots d’enfants et les relisais avec tendresse. Pourquoi ai-je arrêté, d’ailleurs ? Peut-être qu’il en profère de moins en moins. En tout cas jusqu’à aujourd’hui.

 

  • Ta mêmeté, Fiston. Oui ça doit être ça, dis-je en hochant la tête d’un air concentré, comme s’il s’agissait là d’une profonde notion philosophique.
  • Eh bien oui, affirme-t-il tranquillement. C’est une de mes caractéristiques qui dure dans le temps. Ça te permet de te dire que c’est bien de moi dont il s’agit. Je suis bien ton même Fiston, jour après jour. Je suis semblable à moi-même, pour cela et bien d’autres choses. Les autres me reconnaissent comme ça. C’est ma mêmeté !

Il s’escrime sur un petit boulon récalcitrant. Et garde le silence comme s’il avait conclu notre conversation sur le sujet.

Il a l’air de défendre son idée, et cela m’intrigue.

  • Mais on est tous toujours les mêmes, alors ! me risqué-je à lui opposer. On a toujours une tête et deux bras, deux jambes. Certains ont un gros nez, d’autres les yeux bleus. Et si la chirurgie ne vient pas mettre ses pattes là-dedans, la …mêmeté dont tu parles est sacrément stable !
  • Mais on ne se résume pas à cela ! Je ne suis pas seulement ce noyau identifiable. L’enfant que j’étais ne ressemble pas à l’adolescent que je suis en train de devenir. Et pas non plus au vieux bonhomme que je deviendrai ! Enfin, j’espère, ajoute-t-il dans un murmure. Et tout au long de ma vie, je continue de dire « Je » alors que je suis bien incapable de décrire ce qu’il y a de commun entre ce bébé, ce vieillard et moi-même de maintenant !
  • Tu veux dire que tu ne te réduis pas à ce qui est permanent en toi à travers le temps qui passe ?
  • Bien sûr, comme toi Papa ! Tu es et tu restes toi même indépendamment du temps et de l’histoire. C’est comme un fil rouge, qui faufile ton être, par delà les différents états que tu traverses. Comme tout le monde d’ailleurs !

Fiston éclate de rire, en levant sa clé de dix.

Je reste perplexe devant sa démonstration.

Il s’est essuyé le visage, et une grande barre de cambouis lui barre désormais le front.

  • Et ce fil rouge, tu l’appelles comment ?
  • C’est pas moi qui l’appelle, c’est Paul Ricoeur. Il dit que c’est l’ipséité.
  • Arrête un peu avec tes gros mots. Explique moi au contraire avec des mots plus simples, Fiston.
  • Ecoute, c’est pas compliqué : en français le mot hôte désigne à la fois celui qui accueille et celui qui est accueilli. Eh bien l’identité désigne à la fois ce qui te désigne comme un citoyen singulier, ce qui est marqué sur ton passeport, et aussi ce qui te permet d’être reconnu comme semblable aux autres.
  • Ah d’accord, ça s’éclaire, dis-je un peu soulagé. Pas d’hôte accueillant sans un hôte accueilli. Aussi inséparables  sont la mêmeté de mes empreintes digitales, par exemple et mon ipséité, comme une forme de permanence dans le temps.

 

Fiston a fini par s’asseoir à côté de moi.

Il a posé ses outils par terre, et tient ses paumes en l’air pour ne pas risque de tacher son pantalon. Le mal semble pourtant déjà fait.

 

  • Une chose me chiffonne, je finis par articuler. Comment savoir « qui je suis », et pas seulement «  à quoi je me résume » ?
  • La seule façon de savoir cela, c’est de pouvoir raconter ta vie, et de repérer dans ce récit comment tes relations avec les autres t’ont rendu non interchangeable avec quiconque.
  • Ah d’accord, pas de « je » sans un autre. Mais ça nous rend sacrément dépendant, non ?
  • Au contraire, et pour parler de ton métier, quand le thérapeute réalise son ipséité, il va pouvoir à partir de là accepter inconditionnellement son client. Le client, dans ce contexte, va déployer sa propre ipséité, et se libérer !

 

Fiston ramasse tous ses outils et remet son vélo sur ses roues.

  • Tu arrêtes ton bricolage ? Les freins sont réparés ?
  • Non papa, Je continuerai demain. Je suis fatigué, et j’aime mieux en fait parler avec toi. Tu vois, je ne suis pas toujours … le même !

Il fait mine de vouloir me prendre dans ses bras.

Bas les pattes, fiston, va d’abord te laver les mains…

Christophe Marx

Mai 2017

 

 

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Pour en savoir plus : 2 ouvrages de Paul Ricoeur

 

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