Fiston, les yeux rougis, vient s’asseoir à table pour dîner. Nous ne sommes que tous les deux ce soir-là, le reste de la famille s’étant éparpillé vers d’autres horizons nocturnes.
Il recule sa chaise avec douceur, et s’assoit précautionneusement.
Contrairement à son habitude car la fougue de ses 16 ans le pousse d’habitude à une brusquerie frisant la brutalité.
Mais là, il se passe quelque chose.
– Ça ne va pas Fiston ? hasardé-je timidement.
– Non.
– Raconte
– Anaïs sort avec un de mes potes.
J’avais effectivement rencontré cette jeune fille, dans le couloir, de temps à autre. Mon fils et elle avaient l’air heureux.
C’est le genre de choses qui arrive, il lui faudra faire face.
Il lève la tête tout à coup, alors que je lui tends le plat de carottes râpées.
– Bon sang papa, lance-t-il, ça sert à quoi la vie, si c’est pour souffrir à ce point –là ?
La question me laisse perplexe. Je ne réagis pas au « à ce point-là » et je m’abstiens de souhaiter à haute voix qu’il ne vive jamais de drames plus graves.
– Je ne suis pas sûr que la vie serve à quelque chose, comme un tire-bouchon sert à déboucher une bouteille. Je crois plutôt que tu es porteur d’un appel profond, qui te pousse à grandir, créer, aimer…
– Parlons-en d’aimer, coupe Fiston. Je l’aime, moi. Pourquoi elle ne m’aime plus ?
– Tu te demandes pourquoi elle ne t’aime plus ? Mais sais-tu pourquoi tu l’aimes ? Les sentiments ne s’expliquent pas avec des pourquoi. La meilleure réponse, c’est celle de Montaigne qu’on interrogeait sur le pourquoi de son amitié : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi ».
– Mettons, admet-il tristement. Donc tu parlais d’un appel profond à vivre, à être qui on est. Pas une marionnette.
– Exact ! Et en plus à se savoir unique, unifié.
Fiston plisse les yeux et hoche la tête. Il se souvient de nos discussions sur la psychologie.
– Se sentir un, c’est cesser d’être coupé, clivé, dissocié. C’est ça ?
Je confirme d’un geste cette évidence.
– Alors est-ce que je vais réussir à mettre en œuvre cet appel profond tout au long de ma vie ? interroge Fiston rêveusement.
– Pour cela, veille à ne pas confondre la réalité et son image. Tu t’es fait une image d’Anaïs, elle s’est fait une image de toi. Et maintenant tu as l’image de ce que tu aurais dû être et que tu n’es pas.
Fiston s’agite sur sa chaise et surenchérit en souriant :
– Ou les images de ce que je pense que les autres attendent que je doive être ! Finalement, les images, les rôles, les fonctions égarent et divisent. C’est diabolique !
– Tu ne crois pas si bien dire ! Cette division c’est la définition du diable. Ce n’est pas une personne, avec ou sans queue fourchue, c’est tout ce qui égare et divise.
Fiston se renfrogne.
– Oui, ça c’est Anaïs et moi !
– Non, Fiston tu confonds division et séparation. Vous êtes séparés. De la séparation naît la possibilité d’un lien vivant. Par exemple, tu peux faire le deuil de votre relation, tu peux apprendre sur toi et sur elle. Vous pouvez grandir tous les deux, même si c’est douloureux, mais au moins vous êtes vivants. Ce qui est divisé est disjoint, détruit, mort.
– Alors si ce sont les images qui tuent, moi je n’en veux plus.
– Tu vas avoir du mal à t’en débarrasser complètement. Ces fascinantes images s’appellent des idoles. Et les idoles n’ont jamais sauvé personne.
Fiston attrape sa tablette et l’allume.
– Et ces images-là, c’est aussi des idoles ?
– Oui, si tu les prends pour autre chose que des images.
– D’accord papa, alors je retourne sur mon jeu ! ça me fera oublier Anaïs…
Fiston me fait un clin d’œil, se lève et retourne dans sa chambre.
Il n’a pas touché au dessert.
Christophe Marx
Octobre 2016
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