Article paru dans “LE MARTIEN” Journal de l’IFAT, en Mai 1990
– Dis papa, tes clients en thérapie, ils ont confiance en toi ?
Fiston installe soigneusement ses tartines dans le grille pain. Il les a rangées les unes contre les autres, et il se prépare du miel et de la confiture…
– Tu as bien confiance dans ta maitresse, non ?
– Je pense que ce n’est pas pareil, répond Fiston rêveusement. Je prends moins de risques avec ma maitresse que tes clients avec toi.
Tu m’as expliqué un jour que quitter son scénario, c’est aussi difficile que de faire de la voltige au trapèze : tôt ou tard, il faudra lâcher le trapèze, et risquer de se retrouver, même une fraction de seconde dans le vide, avant de réaggripper l’autre trapèze. Ce passage dans le vide, même une seconde, il est sans filet ! C’est quand même autre chose que d’apprendre des tables de multiplication, tu ne crois pas ?
Fiston a commencé à se beurrer ses tartines. Le beurre fond lentement sur le pain encore chaud.
– Tu as sans doute raison ! C’est vrai que la plus grande difficulté consiste à prendre ce risque là . Celui de s’engager de façon irréversible sur le chemin de sa propre vie….
– Et pourquoi, ajoute Fiston, les gens ont-ils tant de mal à s’engager? Est-ce parce qu’ils sentent confusément que vivre pour de bon, c’est entrer sur le tapis roulant qui les mènera inexorablement vers la mort ?
Comme s’ils acceptaient le temps qui passe: ça voudrait dire pour eux accepter aussi d’aller vers la mort ?
– Je pense que ce n’est pas aussi clair. J’ai l’impression qu’ils ne s’engagent pas car leurs parents eux-mêmes ne se sont pas engagés : ni vis-à -vis de leur propre vie à eux, ni vis-à -vis de leurs enfants. Tu vois, quand tu es né, j’ai bien vu qu’il m’a fallu être pleinement moi-même pour pouvoir t’accueillir. J’ai bien observé que, pour t’apporter la permission et la protection dont tu avais besoin pour grandir, il m’avait fallu, d’abord, prendre ma place d’homme et de père.
– Si je comprends bien, papa, tu n’aurais jamais pu m’accompagner là où je suis si tu n’avais pas fait le chemin avant ? Si plein d’amour que soit un parent, il ne peut donner que ce qu’il a ! Il ne peut guider que sur un chemin qu’il a déjà parcouru. Et après, tant mieux si l’enfant le dépasse. Mais s’il a lui-même des problèmes pour s’engager dans sa vie, son enfant ne pourra s’engager dans la sienne que dans une proportion égale à celle de ses parents. C’est çà ?
Fiston se lèche les doigts car le miel commence à dégouliner….
– Ca semble logique ce que tu dis, Fiston, mais comment sortir de là ?
– Alors là , tu m’étonnes, papa ! C’est toi qui me poses la question alors que c’est ton boulot, quand même… Le chemin, stoppé en cours de route par la difficulté des parents à s’engager, à prendre le risque de leur propre vie, à assumer avec constance et sans chantage la présence auprès de leur enfant, ce chemin va pouvoir reprendre quand ils iront voir … par exemple un psychothérapeute ! Une fois la phase d’alliance, de transfert accrochée, alors l’aventure commence…Recommence .
– Tu vas un peu fort, Fiston. Ton idée, ça veut dire que, ce qui est thérapeutique, ce n’est pas tant ma technique que ma capacité à m’engager auprès d’eux ! C’est léger, non ?
– Non seulement auprès d’eux, mais même dans ta propre vie. Et tu peux être sûr qu’ils vont guetter les indices de ton engagement, ou de ton non – engagement. C’est le point crucial : c’est la seule chose vraiment importante. En fait, çà peut s’ exposer comme cela :
Risques-tu de les laisser tomber ? ( engagement de toi vers eux ) et risques-tu de te laisser tomber ( engagement de toi vers toi-même).
– Tu vas pas un peu loin ? Un thérapeute alors d’après toi, ne peut pas fumer deux paquets par jour, conduire aussi vite qu’il veut, ou changer de partenaire comme de chemise ?
Ce n’est plus un métier, c’est un bagne… ou un apostolat ?
– Tu ne comprends pas ce que je veux dire. Dans la mesure où le thérapeute est vraiment attaché à son but, effectivement engagé dans sa vie, réellement présent à lui même et à ce qu’il construit, alors il vivra tout cela sans effort. Ca coulera de source de se protéger lui-même ! C’est en construisant de façon stable sa vie à lui qu’il pourra par là même aider son client à construire la sienne. Tu as raison, c’est bien l’engagement du thérapeute qui est l’outil thérapeutique décisif et incontournable.
D’un air gourmand, Fiston a trempé sa tartine dans le chocolat encore fumant…Il l’engloutit, puis ajoute :
– Tu sais, ça ne veut rien dire d’autre que, sans la Puissance, on ne peut pas donner de Permission ni de Protection. Allez, papa, c’est toi qui m’a expliqué cela un jour : vivre, c’est risquer, c’est accepter de découvrir au fur et à mesure, et sans la contrôler, ce que la vie nous réserve.
Alors, les perdants ne ” perdent ” en fait jamais, puisqu’ils ne risquent pas. Les gagnants, ceux qui s’engagent, eux, vont parfois perdre, parfois gagner : ils n’auront pas bétonné leur vie une fois pour toutes, mais ils descendent en eaux-vives, avec parfois des embruns dans la figure.
– Cà me trouble ce que tu dis, Fiston, parce que tu vois, je m’étais toujours dit que je devais me montrer à mes clients stable, responsable, constant, régulier : plutôt le béton que l’eau vive !
Ce serait une erreur d’après toi ?
Fiston éclate de rire, et lance sentencieusement :
– Ah ! Une erreur peut être juste ou fausse, suivant que celui qui l’a faite s’est trompé ou non…
En fait, je crois que le problème se pose en effet : le thérapeute est un vrai homme, engagé dans sa vie, et qui donc la risque en la découvrant chaque jour. Il y aura pour lui aussi, des remous, des rapides, des cascades çà et là . C’est donc la manière qu’il aura de dépasser ces difficultés qui constitueront sa Puissance. Il ne fera rien peser sur ses clients. Mais s’il veut faire croire, ou pire, se faire croire, que sa vie est désormais un long fleuve tranquille, alors c’est qu’il renonce à grandir, à se découvrir, à se risquer …
– Donc, d’après toi, je peux grandir avec mes clients ?
– C’est bien ce que tu fais près de moi ! répond Fiston tendrement, et tu vois que ça marche !
– Mais alors, dis-je pensivement, peu importe la technique que je vais employer, pourquoi utiliser celle-là plutôt qu’une autre ?
– Parce qu’elle te convient à toi ! Tu as bien le droit de te faire plaisir, même en travaillant, non ?
Et puis, comme ça, tu es moins sectaire avec les autres approches. Super, hein ?
Fiston, discipliné, remet ses couverts dans son bol, et se dirige vers la cuisine. Il revient avec une éponge pour nettoyer la nappe.
– Pour cette courte séance de supervision, je te transmettrai le montant de mes honoraires, me dit-il avec un large sourire.
– Pas question, tu as déjà eu l’argent de ta semaine.
– Ouh, l’arnaqueur ! Tu es vraiment trop, comme père !
Sa voix s’éloigne.
Je le vois par la fenêtre sauter sur son vélo. Le soleil de printemps commence à réchauffer les bourgeons.
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