Une nécessaire culture de précaution :
Pour en finir avec ” l’alcoolisme”
Dr Patrick Fouilland, alcoologue
Article paru dans Le Monde Diplomatique en Juin, 2000
« L’abus d’alcool est dangereux pour la santé. »
Tout le monde le sait… et personne n’y croit. Répété à l’envi sur chaque bouteille, ce slogan a-t-il encore un sens ? L’abus, c’est pour les autres, quelques autres : les “ alcooliques ”.
Et pourtant… On dénombre quelque 40 000 morts chaque année en France, conséquences directes ou indirectes de l’alcool.
Cinq à six millions de nos compatriotes sont concernés par le problème, deux à trois millions sont dépendants, près de 30% des personnes hospitalisées ont un problème d’alcool important. L’alcool est une drogue dure, les spécialistes le disent et semblent enfin partiellement entendus.
En dépit de la levée de boucliers du lobby des alcooliers, le gouvernement a en effet étendu l’année dernière à l’alcool le champ de la mission interministérielle de lutte contre la toxicomanie (MILDT), véritable petite révolution. Non seulement l’alcool est une drogue dure, mais elle est celle qui pèse le plus lourd sur la société française.
Elle représente plus de la moitié des 218 milliards de francs de dépenses sociales annuelles liées à l’usage de l’ensembles des drogues licites et illicites.
Outre le fait qu’ils cachent d’importantes disparités, les chiffres globaux sont paradoxaux. Car la consommation moyenne d’alcool en France a diminué depuis une trentaine d’années, passant de 22 litres d’alcool pur par habitant de plus de quinze ans et par an, à 15 litres. Il y aurait donc de quoi se réjouir.
Mais ce qui a baissé, en réalité, c’est l’usage régulier de vin de table, de vin à table. Dès que la consommation n’est plus régulière, elle baisse, d’où ces chiffres encourageants de prime abord . En revanche, les consommations d’alcools forts et de bière, elles, ont augmenté. L’usage traditionnel en France de boissons alcoolisées (gastronomie, vin à table, apéritifs) cède peu à peu le pas à des modes de consommation de type anglo-saxon ou nordique (alcoolisations de soirée ou de fin de semaine), et à la recherche délibérée, et parfois systématique, d’ivresses massives.
En fait, ces trois modes d’utilisation de l’alcool coexistent, voire s’additionnent, de plus en plus en France. Les usagers, quant à eux, sous-évaluent de façon quasi automatique les quantités qu’ils absorbent.
Quand on les interroge, 75% des consommateurs estiment boire “ moins que la moyenne ” Une série de facteurs s’avèrent de plus en plus préoccupants. L’âge où l’on commence à prendre de l’alcool est en baisse constante (11 ans à présent) et les conduites problématiques surviennent de plus en plus tôt. La consommation simultanée de multiples produits à visée psychotrope – licites ou non – est de moins en moins rare. Plus grave encore peut-être : la tolérance des adultes à l’égard de l’ivresse des très jeunes consommateurs ( ). 10% des collégiens (dans la tranche d’âge 11-13 ans), reconnaissent avoir été ivres au moins une fois au cours des trois derniers mois, sans que cela suscite de réactions de la part de leur entourage.
Si la dramatisation n’a jamais changé la donne dans une situation problématique, le silence et le déni ne font pas mieux. Pour espérer résoudre cette question, peut-être faudrait-il se rappeler le propos d’Albert Einstein : “ lorsque, malgré beaucoup d’efforts, un problème résiste, c’est que ses fondements ont été mal posés. ” Or l’alcool “ résiste ” bel et bien.
Quand un médecin néerlandais, Magnus Huss, a forgé en 1848 le néologisme alcoolisme, en transformant en maladie ce qui était alors considéré comme un comportement répréhensible – l’ivrognerie -, il a probablement rendu service aux intéressés.
Ceux-là avaient en effet davantage besoin d’aide et de soutien que de stigmatisation. Mais ce glissement sémantique a eu d’autres conséquences moins heureuses, entre autres celle de médicaliser un problème et d’ouvrir la voie à plusieurs malentendus persistants. En parlant de maladie, on pense traitement.
On recherche alors des solutions extérieures au sujet et l’on considère tous les comportements problématiques en relation avec l’alcool comme pathologiques. Or ils ne le sont pas tous, pas toujours, loin s’en faut. L’ivresse occasionnelle d’un jeune, ou la conduite sous l’empire d’un état alcoolique, par exemple, si elles sont problématiques, ne sont pas nécessairement pathologiques.
Quand les conduites d’alcoolisation sont progressivement entrées dans le champ de la médecine, il y a une centaine d’années, deux écoles ont vu le jour, irrémédiablement antagonistes, sauf pour quelques utopistes : une clinique du produit et une clinique du sujet. La clinique du produit rend l’alcool responsable des désordres sur la santé des individus, sur leurs comportements, et sur les conséquences sociales que cela entraîne.
Cette approche très ancienne est passée par les ligues antialcooliques, la prohibition, les mouvements néphalistes (étymologiquement : buveurs d’eau). Elle n’est pas sans argument et a inspiré bien des politiques visant à contrôler, à restreindre la production, la vente, la consommation, la promotion de boissons alcoolisées, mais n’a pas abouti à de grands changements ( ). Cette clinique recherche en priorité des solutions médicales, médicamenteuses ou comportementales.
La clinique du sujet considère l’individu, l’être social, davantage que ses comportements. Quand l’alcool devient source de problèmes pour un individu, celui-ci, pour s’en sortir, ne peut qu’en prendre la mesure et rechercher en lui les moyens d’y faire face. La clinique du sujet se propose donc d’aider l’intéressé en l’accompagnant dans un cheminement libérateur, jamais en lui apportant la solution. Ces deux approches médicales ne sont pas négligeables. Le système de soins y a largement recours, et peut jouer l’une et l’autre. Mais ni l’une ni l’autre n’ont abouti jusqu’à présent à une stratégie claire et efficace.
Le propre de la Santé Publique est de considérer des populations et d’identifier les risques qu’elles encourent pour conduire des actions de prévention et d’information. Bien timides en général, et dotées de peu de moyens, les diverses stratégies employées se sont révélées inefficaces en matière d’alcool. Il y a fort à parier qu’elles continueront de l’être aussi longtemps qu’elles considèreront ce produit comme étant d’abord un problème – il est aussi un remède – et le consommateur comme déjà un malade.
Aborder la question de l’alcool ne peut se faire sous le seul angle de la santé publique. Il s’agit d’un produit culturel, son usage est une pratique culturelle solidement établie en France. La réponse doit être, par conséquent, d’abord culturelle. Si produire, vendre, inciter à consommer de l’alcool (pour une société), en acheter, en utiliser (pour les personnes) comporte des risques, ces derniers ne sont jamais dissuasifs. L’alcool procure un plaisir, rend des services, apporte des bienfaits qui apparaissent à ses utilisateurs comme bien supérieurs aux risques encourus. D’où la difficulté à regarder ce problème en face.
Les Français ont choisi d’utiliser couramment un produit à la fois gastronomique, psychotrope, stupéfiant et toxique, et en fin de compte, pourquoi pas ? En France, l’alcool fait partie de “l’art de vivre”. Parmi ses bienfaits, tout le monde admet ses aspects gastronomiques et conviviaux. Mais on néglige trop souvent d’insister sur deux effets recherchés et bien souvent obtenus : l’effet psychotrope et l’ivresse, avec leurs deux volets positifs et négatifs puissamment entremêlés.
Car l’alcool est un psychotrope. Il agit sur le système nerveux central et ce dès les premières gouttes. Il peut être, selon les personnes et selon les circonstances, anxiolytique, calmant, hypnogène, antidépresseur, désinhibiteur, psychostimulant, euphorisant etc. Chacun d’entre nous a pu, un jour ou l’autre, subodorer quelques uns de ces effets.
L’usager de l’alcool-médicament en connaît très exactement les indications et la posologie adaptées. Il est capable de régler précisément sa consommation, en fonction d’objectifs souvent inconscients. L’efficacité psychotrope de l’alcool peut être longue avant que les inconvénients n’apparaissent. Si l’on n’admet pas ces faits, on ne peut imaginer se retrouver un jour pris au piège d’une dépendance qui se sera constituée à bas bruit.
L’ivresse est une aventure aussi vieille que l’humanité. Peut-être même est-elle indispensable à l’homme, à sa croissance, à sa survie. Il y a mille et un moyens d’y parvenir, mais l’alcool est probablement le plus efficace, le plus sûr, en tout cas le mieux toléré, tant physiologiquement que socialement.
Licite, facile d’accès et bon marché, il met l’ivresse à la portée de chacun. Mais les contrôles sociaux existant autrefois dans les sociétés qui ritualisaient – et rythmaient – les ivresses ont disparu. Celles-ci, comme rites d’initiation et de passage, comme expériences d’ordre mystique, voire comme conduites ordaliques, ont cédé le pas à des conduites d’anéantissement, de dislocation physique et mentale de l’individu.
Devant la complexité d’un tel produit, notre propre ambivalence est démasquée, et peut-être, dans le fond, est-ce cela que nous ne supportons pas. Il est plus facile de ne retenir du produit alcool et de ses effets qu’une facette à la fois : côté docteur Jeckyll, le produit gastronomique, convivial, culturel, à l’aspect délibérément idéalisé, édulcoré.
Côté Mister Hyde, la personnalité changée, les comportements antisociaux, l’homme ravalé au rang de la bête, bref, la caricature. Entre ces deux extrêmes, il n’y a aucune représentation. Comme si l’alcool n’existait que sous l’un ou l’autre de ces deux aspects, divinisé ou diabolisé. Pourtant, nous connaissons tous, entre l’usage simple et l’usage nocif, des situations où l’alcool constitue un problème, sans qu’il s’agisse pour autant de maladie.
Boire ou ne pas boire, là n’est donc pas la question. Consommer de l’alcool, c’est faire sciemment usage d’un produit dangereux, d’un produit potentiellement stupéfiant. Ce n’est donc pas, et ne sera jamais, anodin. Les vraies questions devraient être les suivantes : Qu’est ce qu’on fait (au sens propre du terme) quand on prend de l’alcool ? Que dire à ceux dont on est plus ou moins responsables – enfants, entourage familial, collègues, amis – quant aux risques encourus, aujourd’hui et demain ?
Quelles réponses suis-je en mesure, personnellement, d’apporter ?
Pour tous les risques connus, on a su mettre au point des systèmes de précaution, des protections. Pour l’alcool, non ! A croire que le danger n’existe pas, et que ne pas en parler le fait disparaître. Prenons la métaphore de l’automobile. Pour conduire, il existe un certain nombre de règles, un apprentissage, et – même insuffisante – une culture de précaution.
C’est ainsi que les infrastructures, le matériel, etc. sont en permanence revus et améliorés. Pour l’alcool également, il existe des réponses susceptibles d’être apportées par chacun d’entre nous, pour lui-même et pour son entourage.
Il faudrait oser parler de l’ambivalence de ce produit, faire en sorte que le sujet ne soit plus tabou. On peut imaginer quelques propositions simples d’attitudes, celles-ci par exemple : si l’alcool est une drogue dure, alors ne soyons pas dealers. N’insistons pas, n’encourageons jamais à boire quelqu’un qui n’en a pas envie : celui qui refuse de (re)prendre de l’alcool sait ce qu’il fait. On devrait toujours avoir, à côté de boissons alcoolisées, quelque chose d’autre à offrir.
Si notre consommation devient automatique, répétitive, interrogeons-nous. Vérifions que nous pouvons nous en passer effectivement, plusieurs jours d’affilée. Les habitants de Brest, par exemple, se voient chaque année proposer, à l’initiative de plusieurs associations et l’appui de la municipalité, un “défi brestois”. Pendant trois jours, une campagne incite à faire une pause dans sa consommation d’alcool. Il est pour l’heure difficile de dire si cette initiative a eu des effets positifs mesurables à l’échelle de toute la ville, mais au moins, on en parle.
Si l’alcool est utilisé comme un médicament, et surtout s’il s’avère efficace, méfiance ! Parce qu’il peut être dans certaines circonstances un médicament prodigieux (sur le trac, la petite déprime, la fatigue, l’ennui…), le risque d’un recours habituel est majeur. S’il “ rend service ”, l’alcool fait courir un risque de dépendance beaucoup plus lourd que s’il se contente de “ faire plaisir ”.
Pour prévenir les dommages de l’usage abusif de ce produit psychotrope, il est possible d’agir avec efficacité sur plusieurs fronts : la politique de santé, l’action publique, l’éducation et l’action citoyenne. En ce qui concerne le premier point, un espoir a surgi l’année dernière. Un rapport a enfin jeté les bases d’une politique de santé (prévention et soins) à l’égard de l’alcool ( ) Tous les acteurs sont concernés, à chacun des échelons territoriaux, (de l’Etat à la commune), à chacun des niveaux institutionnels, (du ministère à l’hôpital local), de l’entreprise à l’association. Encore faudrait-il que les moyens, notamment budgétaires, soient mis en place. Là , rien n’est acquis ; les premières mesures ont été, jusqu’à présent, singulièrement timides.
Il conviendrait par ailleurs que les pouvoirs publics et les institutions s’engagent aux côtés des professionnels du terrain. Acteurs de santé, travailleurs sociaux, médiateurs, agents des services publics, sont en effet quotidiennement confrontés aux conduites d’alcoolisation et à leurs conséquences. Ils se sentent totalement impuissants quand l’alcool vient réduire à néant leur action. Former, soutenir, conforter ces acteurs devrait être une impérieuse nécessité. La vente des produits alcoolisés et la publicité devraient être contrôlées, notamment en ce qui concerne les mineurs. Des lois existent, mais, on le sait, elles ne sont pas respectées : l’alcool est toujours vendu aux adolescents, il y a toujours quelque part une station service où l’on peut en acheter au beau milieu de la nuit.
En termes d’éducation, des solutions sont également possibles. La question de la consommation d’alcool étant l’affaire de tous, elle l’est plus encore pour ceux qui éduquent, instruisent, forment.
Chaque professeur d’école, de collège, ou de lycée, devrait pouvoir en parler ; toutes les matières enseignées, ou presque, en donnent l’occasion. Il y a moins de risque à parler de ce sujet qu’à ne pas en parler. Il serait fondamental d’introduire cette question à l’école comme une question citoyenne, et cesser de considérer qu’il s’agit d’une affaire de spécialistes.
Chaque institution – entreprise, hôpital, association, etc.- confrontée à des problèmes d’alcool peut construire ses propres réponses pour réduire les risques et aider les personnes devenues dépendantes. Ces réponses seront toujours complexes car elles touchent à la culture propre de chaque institution. Elles nécessiteront beaucoup de détermination et un véritable engagement des dirigeants, à tous les niveaux hiérarchiques, mais elles existent. On ne doit pas tout attendre dans ce domaine d’une action – au demeurant indispensable – des pouvoirs publics. Parents, citoyens, politiques, producteurs et consommateurs ont tous leur part dans le problème. Il convient donc qu’ils aient leur part à la solution. Alors, en finir avec “ l’alcoolisme ” ?
Alcoolisme est peut-être un terme à proscrire tant il amalgame les effets et la cause. En finir avec le mot n’est pas en finir avec la chose, mais si l’on s’y attelait ?
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