C’est un peu infâmant, n’est-ce pas, d’être à la queue leu leu.
D’abord, cette expression enfantine est ridicule.
Même si elle évoque les loups (leu venant de lupus) qui se déplacent en meutes et souvent les uns derrière les autres, cette façon de parler des humains me semble carrément dévalorisante.
A la queue ! C’est à dire « va derrière tout le monde, comme tu n’as pas ta place parmi nous, nous te concédons la dernière… »
A la queue ! C’est à dire à ton tour : pas de sauf-conduit, pas de passe-droit.
Tu arrives en dernier : tu passes en dernier.
C’est frustrant et humiliant.
Même pas une faveur ? Une petite préférence ? Un léger privilège ? Une heureuse aubaine ?
Avez-vous eu cette triste expérience ? On marche dans la rue en direction d’un magasin, qui sera vraisemblablement désert à cette heure de la journée : milieu de matinée, ou horaire de sieste.
On est pressé, et on se régale d’avance de la rapidité de notre course, puisque l’on n’aura pas à attendre.
Le cas est identique suivant qu’il s’agisse d’un guichet, d’un vendeur ou d’un automate.
Les passants se déplacent tous d’un air pressé, et leur destin les guide vers des ailleurs divers.
Et voilà que, marchant devant nous –ou venant en sens inverse, peu importe, l’un de ces passants change tout à coup de trajectoire sans crier gare et s’engouffre… dans le magasin ou l’administration où justement nous allions.
Il a quelques mètres d’avances, disons trois petites secondes, mais cela suffit à le faire passer avant. Et nous oblige à attendre.
Et bien sûr, si notre propre démarche était prévue comme brève, la sienne s’éternise : il faut aller chercher un document dans l’arrière boutique, il n’a pas la monnaie, il faut un autre formulaire qu’il s’apprête à remplir… Il faut passer un coup de fil, vérifier un numéro, enregistrer une réclamation… Et cela dure, et notre propre temps s’écoule comme sable entre nos doigts. Tout cela pour deux mètres ou trois secondes !
C’est trop injuste.
Faut-il préférer la file indienne. ? Le sens est identique, mais les mots sonnent mieux. Evidemment il faut aussi piétiner derrière un lambin, avoir l’impression de n’être qu’un numéro, perdre toute originalité puisqu’on n’existe que par notre rang dans la file. Jacques Brel affirmait qu’il est plus humiliant d’être suivi que suivant.
Faire la queue est une épreuve initiatique d’humilité.
Laisser la place à un autre sûrement moins intelligent, moins sensible, moins créatif, moins puissant, moins riche, plus bête, plus laid ( ad libitum) … uniquement parce qu’il était « là avant », est d’une absurdité révoltante.
Je rêve d’un monde où j’aurai ma place. Toute ma place. Et surtout tout le temps.
A mort la queue leu leu.
Christophe Marx
Décembre 2017
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